Faire du découpage avec des polygones, c'est bien.
Faire du découpage avec des surfaces délimitées par des courbes, c'est encore mieux !
(Ca permet par exemple la transformation d'une croix pattée alésée arrondie en carré)
Et les surfaces curvilignes ?
Toujours sur leur problème de quadrature du cercle, il arrivait que les grecs lâchent leur règle & compas au profit de ciseaux. Peut-on découper un cercle de manière à pouvoir à former un carré ? (Même si les découpages ne sont pas traçables à la règle et au compas)
En effet, pour calculer les aires de certaines surfaces (appelées "lunules"), les Grecs commençaient par les découper pour former des carrés, et ensuite, calculer leur aires. C'est donc naturellement qu'est arrivé le problème de la quadrature du cercle en découpage, posé par Hippocrate de Chios (vers -430)
Exemple de lunule grecque
Pour la solution, il faut attendre 1963, avec Dubins, Hirsch et Karush : c'est impossible ! On ne peut pas découper un cercle pour former un carré, un triangle, une ellipse.
Enfin, ça, c'est seulement si on impose aux découpages d'être des courbes régulières et de former de beaux morceaux.
En 1925, Tarski repose à nouveau la question, en permettant de faire des morceaux qui ne ressemble à rien qui puisse exister ou être imaginé...
Il faut attendre 1989 pour que Miklós Laczkovich propose sa façon personnelle de découper le cercle de manière à obtenir un carré. Malheureusement, il m'est impossible de fournir une représentation graphique ;
- Le découpage qu'il propose compte plus de 1050 pièces.
- Les pièces sont d'une complexité hallucinante (pire que des fractals)...
- Ces pièces n'ont même pas d'aire...
- Et ces pièces ne sont pas bien définies... En effet, le découpage nécessite l'utilisation de l'axiome du choix. (J'en reparlerai de manière plus précise la semaine prochaine)
Et la 3eme dimension ?
Transformer un polygone en un autre polygone avec des ciseaux, c'est faisable sans (trop de) problèmes. Et transformer un cube en tétraèdre (pyramide) à l'aide seulement d'un bon couteau, est-ce faisable ?
Pour fêter le deuxième congrès international de mathématiques en 1900, David Hilbert ramène une liste de 23 problèmes tenant en échec jusqu'alors les mathématiciens. Avec ces problèmes, Hilbert comptait bien faire bosser les matheux pendant tout le siècle. Il a vu juste, puisque certains problèmes ne sont toujours pas résolus...
Ici, c'est le troisième problème de Hilbert qui nous intéresse :
"Étant donnés deux polyèdres d'égal volume, peut-on découper le premier polyèdre en des polyèdres et les rassembler pour former le second polyèdre ?"
(Cette question fait suite à la question en 1844 de Gauss : "un polyèdre et son reflet dans un miroir ont-ils le même volume ?" La démonstration utilisait l'infini, ce qui est loin d'être élégant pour démontrer un théorème aussi simple. Gerling répondit à Gauss en proposant de découper le polyèdre en tétraèdre, et de transformer chaque tétraèdre en son symétrique par découpage. Les volumes seront ainsi bien gardés.)
Deux ans plus tard, Max Dehn donnait la réponse : non ! Il a montré qu'on ne pouvait transformer un cube en tétraèdre régulier (pyramide à base triangulaire) avec un nombre fini de morceau.
Pour ça, Dehn s'est intéressé aux angles dièdres des polyèdre (l'angle formé entre deux faces), et inventa "l'invariant de Dehn" (un nombre dépendant des angles dièdres et des longueurs des arrêtes) qui caractérise le polyèdre. Après avoir remarqué que faire des découpage dans ces polyèdres conservait cet invariant (Pour que deux polyèdres soient équidécomposables, il est donc nécessaire qu'ils aient le même invariant de Dehn), il s'est empressé de calculer celui du cube et celui du tétraèdre. Celui d'un cube est toujours nul, celui d'un tétraèdre ne l'est jamais: il est impossible de découper le premier pour former le deuxième. CQFD.
Mais le plus beau dans cette histoire, ce que Dehn ne pensait pas en inventant son invariant, s'est réalisé en 1965 : Jean-Pierre Sydler a montré que pour que deux polyèdres soient découpables/recomposables, avoir le même volume et le même invariant de Dehn est suffisant !
Finalement, cette histoire de classer les différents polyèdres selon leur invariant, et permettre aux fans de la découpe de ne pas chercher dans le vide.
On apprend ainsi ravi que le cube, le dodécaèdre rhombique, l'octaèdre tronqué, le dodécaèdre rhombique étoilé, le prisme pentagonal ou le prisme hexagonal peuvent tous s'entredécouper !
(Tout un tas de belles illustrations à voir là-bas)
Mais Tarski (celui qui a posé la question de la quadrature du cercle avec des morceaux qui ne ressemblent à rien) n'a pas dit son dernier mot, surtout avec la 3eme dimension !... Comment découper une sphère en or de manière à en obtenir deux, vous le saurez la semaine prochaine ! (Et encore un gros suspens !)
Sources :
Les découpages artistiques - Pour la science n°257, mars 1999 (On ne change pas une revue qui marche)
Le point sur le troisième problème de Hilbert (pdf), par Pierre Cartier
Raisonnements divins, par Martin Aigner et Günter M. Ziegler, dans lequel est disponible une démonstration facile à comprendre du théorème de Dehn
Les illustrations des polyèdres proviennent de Mathworld.
J'attends avec hâte le prochain billet pour savoir pourquoi la sphère doit être en or...