La grande saga des nombres, chapitre II : les entiers relatifs !
[A noter que cette saga ne respecte absolument pas l'Histoire, les entiers relatifs ayant été admis bien après les rationnels...]

La semaine dernière (ou presque), Peano, Von Neumann et leurs amis ont construit de toutes pièces l'ensemble des entiers naturels, qui ressemble à peu de chose près à {0,1,2,3,4,5,6,7,...}. En ajoutant un peu de symétrie dans tout ça, Dedekind a construit l'ensemble des entiers relatifs, qui ressemble à {...,-4,-3,-2,-1,0,1,2,3,4,...}. Comment a-t-il réussi cette prouesse ? C'est ce que nous allons tenter de découvrir !...

Sans trop se prendre la tête, on dit qu'un nombre est un "entier relatif" (voire "entier rationnel") quand il s'agit d'un nombre entier muni ou non de son signe "-" (comme 0, -4,  -7 ou 42). Les zentiers relatifs sont simplement les entiers positifs et les entiers négatifs. L'ensemble des entiers rationnels est noté ℤ, de l'allemand "Zahlen", signifiant "nombres". Cette convention viendrait de Dedekind (1831-1916) ou de Bourbaki (1939-)...
Les nombres négatifs apparaissent dès les mathématiques indienne pour signifier les dettes, mais ont beaucoup de mal à être acceptées comme des vrais nombres. Au moins jusqu'au 17eme siècle, les nombres négatifs étaient traités de "racines fausses" (notamment par Descartes, mais ce n'est pas le seul coupable). Heureusement, cela n'a empêché personne de travailler avec pour résoudre les équations polynomiales (notamment Bombelli (1572), qui n'a pas hésité à utilisé des horreurs comme √(-1) pour résoudre des équations ayant des racines bien positives)...

Pourquoi moins fois moins, ça fait plus ?
Avant toute chose, répondons une bonne fois pour toute à cette grave question : pourquoi - fois -, ça fait + ? Les éminents ignorant disent "c'est une convention", pour éviter de réfléchir aux problèmes de fond...

L'écrivain Hervé Bazin (Vous savez, Vipère au poing, avec Folcoche...) a son petit moyen mnémotechnique pour s'en rappeler, à base de "les ... de mes ... sont mes ...". Ceci n'explique rien, et ne fait que renforcer l'idée de la convention...

Bazin
Table de multiplication de {Ami,Ennemi}

La première explication, géométrique, vient du mathématicien Flamand Simon Stevin, alias Simon de Bruges, en 1625. Un nombre, c'est un vecteur : une norme (sa longueur) et une direction (son signe). Multiplier un nombre par -1, c'est simplement changer sa direction. Ainsi, multiplier -1 par -1 revient à changer deux fois la direction : cela ne change rien.

Stevin
Multiplication des nombres-vecteurs unités

Oui... Et alors ? Il faudra attendre 1768, avec Clairaut, pour avoir une véritable explication, interdisant le "mois fois moins égale moins", et dont voici la démonstration :

La première chose à savoir, c'est que l'opposé d'un nombre a, c'est l'unique nombre b tel que b+a=0.  On note b par opp(a) ou plus simplement -a. La deuxième chose à savoir, c'est que dans ℤ, × est distributive sur +, ie, a.(b+c)=a.b+a.c pour des entiers relatifs quelconques a, b et c. Enfin, sur ℤ, on a la commutativité : a.b=b.a et a+b=b+a.
Bref, montrons que opp(a).opp(b)=ab.

Par définitions de l'opposé, on a : opp(a)+a=0 [A] et opp(b)+b=0 [B].
En multipliant dans [A] des deux côtés par b, on trouve grâce à la distributivité que opp(a).b+a.b=0.
Par définition, l'opposé de a.b est opp(a).b, ie, opp(a.b)=opp(a).b [C] {Ça donne déjà (-)×(+)=(-) }.

Revenons à [B], et multiplions des deux côtés par opp(a) : opp(a).opp(b)+opp(a).b=0
Grâce à [C], on a alors opp(a).opp(b)+opp(a.b)=0

On trouve donc que opp(a.b) est l'opposé de opp(a).opp(b). Cependant, opp(a.b) est l'opposé de a.b. On a donc opp(a).opp(b)=a.b. C(QAD)² : Ce Que j'Avais Dit Que j'Allais Démontrer !

Cette démonstration a le mérite de s'appuyer sur l'idée naïve que l'on se fait de ℤ, à savoir la commutativité, la distributivité (et quelques autres trucs).

Autre façon de penser : que se passerait-il si, histoire de changer, on prenait (-)×(-)=(-) (On garde tout de même la commutativité)  ?
On aurait donc : (-1)×(-1)=(-1) [D]
Partons donc de l'égalité (-a).(-b)=-(a.b)
Par commutativité, on peut réécrire (-1).(-1).a.b=(-1).a.b [E]
En simplifiant [E] à l'aide de [D] on a (-1).a.b=(-1)a.b, ie (-a).b=-(a.b). Bref : (-)×(+)=(-)
En simplifiant [E] par (-1), on a (-1).a.b=a.b ie a.b=-(a.b). Bref : (+)×(+)=(-)
Et donc, n'importe quoi fois n'importe quoi égale moins... De là à dire que (-)=(+), il n'y a qu'un pas...

Les entiers relatifs selon Dedekind
Pour construire ℤ, on pourrait simplement dire "Soit un anneau intègre (A,+,×) bien ordonné, dont l'ordre est préservé par +". Un tel ensemble EST ℤ !
L'algèbre a le mérite de simplifier les choses, mais ça ne nous dit pas si ℤ existe...

Pour définir les entiers relatifs, on ne dispose que d'une seule chose : l'ensemble des entiers naturels. Il faut faire avec. L'idée de Dedekind est de voir les relatifs comme des différences entre deux entiers. Ainsi, le nombre -2 est 0-2 ou 5-7, et le nombre 8 est 8-0 ou 10-2.
Ici, le symbole "-" ne représente pas encore la soustraction (elle n'existe pas, on a que l'addition), simplement une facilité d'écriture.

Un entier relatif est donc un couple de deux entiers naturels :
4 sera défini par (4,0) ou (5,1) ou (6,2) ou ...
-2 sera défini par (0,2) ou (1,3) ou (2,4) ou ...

Gros problème : chaque relatif peut avoir plusieurs écritures différentes ! Il faut donc trouver un moyen de légitimer l'égalité (4,0)=(5,1). Pour cela, il faut définir une relation d'équivalence ~ sur l'ensemble des couples d'entiers naturels (x,y) : on dit que (a,b)~(a',b') si a+b'=a'+b.

Ainsi, on a bien (4,0)~(5,1) car 4+1=0+5.
Un nombre relatif est donc une classe d'équivalence, c'est à dire, l'ensemble des couples deux à deux équivalents. Un nombre relatif sera donc l'ensemble des façons de l'écrire. Par exemple :
{(4,0), (5,1), ..., (4+k,k), ...} définira 4.
{(0,0), (1,1), ..., (k,k), ...} définira 0.
{(0,2), (1,3), ..., (k,2+k), ... } définira -2.

Les classes d'équivalence peuvent être représentées par les diagonales du plan ℕ×ℕ :

classes_equiv
Les classes d'équivalence

Au lieu d'écrire les nombres sous la forme ensembliste, on choisira l'un de ses représentants. On peut prendre indifféremment (4,0) ou (6,2) pour parler de 4. On préférera tout de même les écritures (n,0) ou (0,n), que l'on écrira respectivement n ou -n.
On reconnait ℕ dans les nombres de la forme (n,0).

On peut alors prolonger l'addition et la multiplication de ℕ, en définissant :
(a,b)+(a',b')=(a+a',b+b')
(a,b)×(a',b')=(a.a'+b.b',a.b'+a'.b)

Ces définitions de l'addition et de la multiplication permettent d'obtenir notamment la distributivité, et donc la fameuse règle "moins × moins = plus" :

(a)×(b) = (a,0)×(b,0) = (a.b,0) = a.b
(a)×(-b) = (a,0)×(0,b) = (0,a.b) = -(a.b)
(-a)×(b) = (0,a)×(b,0) = (0,a.b) = -(a.b)
(-a)×(-b) = (0,a)×(0,b) = (a.b,0) = a.b

Les entiers relatifs selon les autres
Ce n'est évidemment pas la seule façon de définir ℤ. D'autres constructions existent, bien plus simples à appréhender, mais pour lesquelles les définitions les plus simples comme celle de l'addition deviennent horribles...

* Un entier et un signe :
La façon la plus simple est de définir les entiers relatifs comme des entiers naturels munis d'un signe. Défini de manière ensembliste, cela donne l'ensemble ℕ×{-1,1} [en admettant que (0,-1)=(0,1), ce sont les nombres de la forme (n,±1)]. Définir la multiplication se fait sans mal avec la règle des signes, mais pour l'addition, les choses se corsent vraiment...

Z_Nx1m1
Représentation graphique de ℤ comme ℕ×{-1,1}

* Sous ensemble de ℕ×ℕ
On peut également créer ℤ en simplifiant la construction de Dedekind : au lieu de prendre les classes d'équivalence sur ℕ×ℕ, on prend directement les couples qui nous intéressent. On garde donc seulement les couples de la forme (n,0) ou (0,n). Sous ses airs de simplification, cette construction ne fait que compliquer encore plus la définition des opérations...

Z_ssensdeNxN
Représentation graphique de ℤ comme sous ensemble de ℕ×ℕ

La morale est toujours la même, finalement : ce qui est simple à appréhender s'avère toujours compliqué à manipuler, et ce qui est compliqué au premier abord se révèle toujours bien plus pratique... (Marche aussi à propos de l'intégrale de Riemann/de Lebesgue, à la programmation d'un tri ...)


Sources :
Wikipédia construit ℤ avec encore plus de rigueur !


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