Étant donné un carré de côté 1, exprimez sa diagonale sous la forme d'une fraction.
Voilà sans nul doute l'exercice qui a fait basculer toute la philosophie Pythagoricienne, et qui a ébranlé l'intelligentsia grecque, au moins jusqu'au XVIIIe siècle.
D'après le théorème de Pythagore, la diagonale aurait une longueur de √2 ("le nombre dont le carré vaut 2"). Si on voulait exprimer ce nombre sous la forme a/b irréductible (insimplifiable), on se retrouverait quant même à devoir la simplifier, qu'on le veuille ou non. Le nombre √2 n'est pas un rationnel...
Mais... Si √2 est un nombre et qu'il n'est pas un rationnel... Qu'est ce que c'est ?!
On va appeler ça un nombre, avec un grand ℝ, qui pourront représentera une longueur, une masse, un temps ou même une viscosité cinématique... On avait déjà les entiers naturels, les entiers relatifs, les rationnels ; il va maintenant falloir faire avec les réels pour représenter plus fidèlement de manière chiffrée les phénomènes physiques et géométriques.
Après avoir découvert que √2 était irrationnel, on a vite découvert que √n (pour n un entier non carré quelconque) était également irrationnel. Pour pi, il a fallu attendre plus longtemps (1761), mais on a su démontrer qu'il n'était pas rationnel non plus. Pas plus que le nombre d'or φ, la base des logarithmes e, ou le nombre de Dottie δ. Pour se représenter les nombres réels, on utiliser la droite des réels : à tout point de cette droite correspond un nombre, et vice-versa.
La droite des nombres réels, avec quelques valeurs
Les nombres réels ont été baptisé de la sorte par Cantor (en 1883), pour les différencier des nombres imaginaire qui venaient d'être découvert/inventés.
Continuons la construction des ensembles de nombre usuelle à partir des ensembles plus petit, et passons donc à la construction des réels à partir des rationnels !
Les réels d'après Hilbert : construction axiomatique
Pendant
que Peano (XIXe siècle) donnait une axiomatique des nombres entiers
sans se casser à passer par une construction effective, Hilbert (XXe siècle)
faisait de même avec les réels. L'ensemble ℝ est donc :
L'unique (1) corps (2) totalement (4) ordonné (3) archimédien (5) complet (6)
(1) Toutes les autres structures qui possèdent ces caractéristique ressembleront à ℝ comme deux gouttes d'eau
(2) On peut y faire sans problème des additions, des soustractions, des divisions et des multiplications (comme ℚ)
(3) On y a définit une relation "<", permettant de ranger les éléments
(4) Et pour deux éléments x et y différents, on aura toujours soit x<y, soit y<x. (comme ℚ)
(5) Pour deux éléments x et y positifs tel que x<y, on peut trouver un entier n tel que y<(x+...+x) (n fois) (Autrement dit, en ajoutant suffisamment de fois une même petite longueur, on peut dépasser n'importe quelle longueur plus grande fixée à l'avance) (comme ℚ)
(6) En appliquant une nouvelle fois le processus de Cantor (avec ses suites de Cauchy), on ne trouvera pas de nouveaux nombres (cf la suite)
En supposant l'existence d'un tel ensemble, on peut faire tout ce que l'analyse a inventé depuis Newton. Mais un tel ensemble existe-t-il vraiment ?... Deux mathématicien ont fait l'effort de la construction, chacun avec une approche différente : d'un côté, Dedekind et ses coupures, de l'autre Cantor et ses suites de Cauchy.
Les réels d'après Dedekind : les coupures
Même si entre deux rationnels, il existe toujours un troisième rationnel, l'ensemble ℚ possède plein de "trous", √2 en est un exemple, parmi une infinité d'autres. Pour obtenir ℝ à partir de ℚ, il faut donc boucher tous ces trous : c'est l'idée géniale de Dedekind !
L'ensemble des rationnels ressemble plutôt à ceci :
Le nombre √2 tombe dans un des trous de Q, avec, à sa gauche, les nombres plus petit que √2, et à sa gauche, les plus grands. Finalement, le réel √2 peut être vu comme le nombre à la fois plus petit que tous les rationnels plus grands que √2 et plus grands que tous les rationnels plus petits que √2...
Dedekind définit une coupure de ℚ comme une partition de ℚ sous la forme [ AG | AD ], où tout élément de AG est plus petit que ceux de AD. Une coupure représentera alors un des trous de Q, et donc, un nombre réel.
Quelques exemples :
La partition [ {x∈ℚ | x≤0} | {x∈ℚ | x>0} ] est une coupure de ℚ, et représentera le nombre 0.
La partition [ {x∈ℚ | x<0 ou x2<2} | {x∈ℚ | x>0 et x2>2} ] est une coupure de ℚ, et représentera le nombre √2.
Coupure de ℚ correspondant à √2
L'ensemble des réels ne sera alors l'ensemble des coupures de ℚ ! (Moyennant quelques précautions, puisque un nombre peut être représenté par plusieurs coupures différentes)
Il ne reste plus qu'à définir addition, multiplication et toutes ces choses pour obtenir l'ensemble des nombres que l'on connaît bien !
Les réels d'après Cantor : les suites de Cauchy
Intuitivement, un nombre réel est un nombre possédant (ou pas) une infinité de chiffres après la virgule. On peut donc, sans trop se fatiguer, construire l'ensemble des nombres réels comme celui des nombres écrit sous la forme "n,d1d2d3d4..." où n est un entier relatif, et les di est une suite de chiffres entre 0 et 9.
Ainsi, parler du nombre √2=1,41421... revient à parler du nombre résultant de la somme infinie :
Quand on parle de somme infinie, on parle en fait du nombre qui est la limite des sommes partielles, autrement dit, le nombre vers lequel tend la suite (1, 1.4, 1.41, 1.414, 1.4142, ...). Cette suite est une suite de nombres rationnels, et elle converge vers √2, qui n'est pas rationnel.
On aimerait bien définir les réels comme les limites de telles suites, mais comment faire, puisque les limites n'existe pas (encore) ? Il suffira finalement de dire que le nombre √2 est la suite (v)n=(1, 1.4, 1.41, 1.414, 1.4142, ...) !
C'est de cette façon que Cantor appréhende les nombres réels : c'est la limite d'une suite de nombres rationnels. Le nombre √2 peut aussi être approché par la suite de rationnels définis par la suite :
Les premières valeurs de cette suite sont :
Les 5 premières valeurs de cette suite, qui se regroupent autour d'une valeur limite
Les suites (u)n et (v)n sont des suites de Cauchy de ℚ : elles sont de plus en plus "tassées" autour d'un point limite (même si cette limite n'est pas dans ℚ).
Par contre, la suite différence (u-v)n=(u0-v0, u1-v1, u2-v2, ...), elle aussi de Cauchy, possède une limite, qui n'est autre que 0. Alors que les suites (u)n et (v)n ne convergent pas dans ℚ, mais la suite différence si.
Deux suites de Cauchy sont dites équivalentes si la limite de leur différence est 0. Comme pour les constructions précédentes, il ne manque plus qu'un passage au quotient : un nombre réel, ça sera alors une classe d'équivalence de suites de Cauchy.
On appellera donc √2 l'ensemble des suites de Cauchy équivalentes à u ou à v.
L'ensemble des classes d'équivalence des suites de Cauchy de ℚ est appelée ℝ. On y retrouve les nombres rationnels (0.5 sera représenté entre autre par la suite (0.5, 0.5, 0.5, 0.5, ...) ), et de nouveaux nombres, comme pi ou √5.
On peut alors faire l'inventaire des propriétés algébriques de cet ensemble ℝ :
C'est un corps : on peut y définir une addition, une soustraction, une multiplication et une division, en s'inspirant de celle de ℚ.
Il est totalement ordonné : On peut étendre l'ordre de ℚ à ℝ, qui reste totalement ordonné.
Comme ℚ, ℝ est archimédien, et enfin, ℝ est complet : on ne pourra rien obtenir de plus grand que ℝ par ce processus.
Bref, c'est un corps totalement ordonné archimédien complet ! (Tout comme l'ensemble construit par Dedekind, qui est finalement le même que celui de Cantor, par unicité de ℝ)
Maintenant, vous avez toutes les clés en main pour choisir votre camp : êtes-vous plutôt Dedekindien (les réels sont là pour remplir les vides laissés par les rationnels) ou Cantorien (Les réels ne sont que des limites de suites) ?...
Sources :
Wikipedia : beaucoup
Cours de Martial Leroy : un peu
Une autre construction de ℝ à partir de quasi endomorphismes de ℤ, par Xavier Caruso