La conjecture ABC, aussi facile que 123 ?
La communauté mathématique est en effervescence ! En août dernier, Shinichi Mochizuki a prépublié un papier sobrement intitulé "Inter-universal Teichmüller theory IV : Log-volume computations and set-theoric foundations", l'ultime volet d'une quadrilogie de papiers consacrés à la théorie de Teichmüller inter-universelle. Soyons honnête : la seule personne qui comprend réellement le fond de ces articles est Mochizuki lui-même. Mais un détail change la donne : le mathématicien japonais y annonce la démonstration de l'une des plus importantes conjecture de l'arithmétique : la conjecture d'Oesterlé-Masser, bien plus célèbre sous le nom de conjecture ABC !
La conjecture ABC ne dit rien de la spirale d'Ulam, mais quand même, c'est joli.
Malgré un nom traduisant un manque d'inspiration lors de son baptême en 1985, cette conjecture permet de démontrer en deux coups de crayons un nombre impressionnant de problèmes diophantiens (les équations sur les nombres entiers). Parmi eux, le trop célèbre théorème de Fermat, mais aussi la conjecture de Fermat-Catalan ou le problème de Brocard.
Attendons tout de même encore un peu avant de sauter de joie, la démonstration n'a pas encore été validée. Mais la réputation de Mochizuki le précède, il n'est pas le genre de gaillard à faire des annonces dans le vide. Et même si sa démonstration n'est pas validée, les nouvelles méthodes qu'il a mis en place apportent un vent de fraicheur inespéré. Et ça, c'est réellement réjouissant !
Mais au fait, cette conjecture, elle parle de quoi ?
La conjecture ABC
En quelques mots, la conjecture ABC stipule que lorsque trois nombres sont liés additivement, alors leurs facteurs premiers ne peuvent pas tous être petits. La conséquence, c'est que les équations compliquées sur les nombres entiers ont rarement beaucoup de solutions. Précisons tout cela.
Pour cette conjecture, on a besoin de deux nombres (sans facteurs communs) a et b, ainsi que de leur somme a+b=c. On a aussi besoin de radical : le radical d'un nombre (ou la partie sans facteur carrés), c'est le produit de ses diviseurs premiers (sans multiplicité). Par exemple, le radical de 252 (=22×32×7) est le produit 2×3×7, soit 42. Dans la conjecture ABC, on va s'intéresser au radical du produit abc.
Bien souvent, r(abc) est largement plus grand que c. Par exemple, avec, a=15, b=4 et c=19, on a r(15×4×19) = r(3×5 × 2×2 × 19) = 2×3×5×19 = 570, qui est largement plus grand que 19. Dit autrement, le ratio r(abc)/c est plus grand que 1.
Mais parfois, les facteurs premiers sont plus petits et moins nombreux. Prenons a=1, b=8 et c=9. On calcule alors que rad(1×8×9) = r(1×2×2×2×3×3) = 6. Ici, le ratio r(abc)/c vaut 2/3, plus petit que 1, donc.
On peut faire mieux : a=1 et b=80 donnent r(abc)/c=0.38 ; a=1 et b=512 donnent r(abc)/c=0.22... On peut en fait montrer que ce rapport peut être arbitrairement proche de zéro (en prenant par exemple a=32^n-1 et b=1 - exercice : démontrez-le !).
Le soucis, c'est quand on perturbe un peu ce ratio en considérant cette fois-ci r(abc)1+ε/c (avec ε>0). Même avec ε très petit (par exemple, ε=0.00000001), rad(abc)1.00000001/c ne peut pas être aussi proche de 0 que l'on voudrait. Il semble qu'il y a toujours une barrière infranchissable.
Autrement dit :
Soit ε>0. Alors, il existe K (grand) tel que, pour tous nombres a, b, c (positifs) premiers entre eux vérifiant a+b=c, on a r(abc)1+ε/c ≥ 1/K [que l'on voit plus souvent écrit c ≤ K. r(abc)1+ε ]
Enfin, ça, c'est si la conjecture ABC est vraie, ce qui reste encore à prouver.
Et alors ?
La conjecture ABC, quand elle sera définitivement validée (un peu d'optimisme !) sera l'avancée la plus spectaculaire en analyse diophantienne (et en mathématiques de manière générale) depuis la démonstration du grand théorème de Fermat à la fin du siècle dernier (en 1994, en fait).
Parlons-en, justement, du théorème du Fermat (ou théorème de Wiles), qui cherche à généraliser les triplets de Pythagore (comme 32+42=52) avec des puissances plus grandes. Il énonce donc que si n>2, alors l'équation xn+yn=zn n'admet aucune solution entière non triviale. La démonstration de ce théorème par Wiles a demandé plusieurs centaines de pages.
Maintenant, admettons que la conjecture ABC est vraie, et supposons l'existence de trois entiers x, y et z (sans perte de généralité, on peut supposer qu'ils sont premiers entre eux, que z est le plus grand et que z≥2) vérifiant xn+yn=zn. On pose alors a=xn, b=yn et c=zn, ce qui donne r(abc) = r(xnynzn) = r(xyz). Par définition r(xyz)≤xyz, et, puisque l'on a supposé x,y≤z, on a xyz≤z3. Bref : r(abc)≤z3.
D'après la conjecture ABC, en prenant ε=1, on a K=1 (ou un peu moins, la valeur exacte importe peu), si bien que 1 ≤ r(abc)2/c . D'après l'inégalité ci-dessus, 1 ≤ (z3)2/zn = z6-n. Pour que cette dernière inégalité soit vraie, il faut n≤6. Donc l'équation xn+yn=zn n'admet aucune solution entière non triviale pour n>6. Avec un peu de bidouillages, on peut abaisser n jusqu'à 2.
Bref : avec la conjecture ABC, pas besoin de cent pages pour démontrer le grand théorème de Fermat, une simple marge de livre peut suffir! (Moyennant la démonstration d'un lemme de 500 pages...)
Sources :
Inter-universal Teichmüller theory IV : Log-volume computations and set-theoric foundations, de Shinichi Mochizuki, le papier qui v changer la face de l'analyse diophantienne.
Beyond the Last Theorem, par Dorian Goldfeld
The Amazing ABC Conjecture, par Ivars Peterson
Image : Ulam_Spiral_Divisors