Choux romanesco, Vache qui rit et intégrales curvilignes
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31 octobre 2009

Parce que la vie est complexe

Si on résume un peu le cours des choses, il y a d'abord eu le Big Bang, puis la Terre s'est formée, les micro-organismes se sont transformés en bêbêtes, puis en singe, puis en homme. Ces derniers ont commencé à chasser, puis se sont mis à l'élevage, puis se sont mis à écrire. C'est alors qu'ils ont commencé à faire des maths. Pas encore des problèmes de topologie p-adiques, mais plutôt des problèmes comme "le septième du carré d'un nombre est égal à six fois ce nombre.. Quel est ce nombre ?". Ce genre de problème est dit "du second degré", ce dernier faisant intervenir le carré de l'inconnu.

Les équations polynomiales de degré 2 (du genre ax²+bx+c=0) ont vite été résolues : en supposant que le discriminant b²-4ac soit positif, l'équation possède des solutions, qui seront alors

le genre de formule qui a causé de nombreux cauchemars : autant aux lycéens qui ont du l'apprendre qu'aux profs qui ont tenté vainement de le faire retenir...

Évidemment, les Babyloniens du XVIIIe siècle (av J-C) n'utilisaient pas autant de symboles et ne considéraient que les solutions positives, mais de telles équations étaient toujours résolues sans trop de problèmes.

C'est ensuite sur les équations du troisième degré que les mathématiciens de tout bords se sont tiré les cheveux : comment résoudre l'équation ax³+bx²+cx+d=0, quand on connaît a, b, c et d ?
Les mathématiciens italiens du XVIe siècle se lançait souvent des défi du style "je te parie 30 banquets que tu ne pourras jamais résoudre mes 30 équations de la forme x³+px=q !". Quand Niccolò Fontana dit Tartaglia ("le bègue") résout en moins d'une heure la totalité de ces équations (-et refuse la récompense promise-), Girolamo Cardano (francisé par Jérôme Cardan), intrigué, le fait venir à Milan. Tartaglia accepte de lui donner le truc, à condition qu'il ne le répète à personne...
En 1514, Cardan publie donc une formule donnant une solution à l'équation x³+px=q :

racinescubiques

Utilisons donc cette formule pour résoudre, comme Bombelli l'a fait en son temps,  l'équation x³-15x=4. En remplaçant dans la formule de Cardan, on trouve la solution :

resolution_bombelli

La solution serait recevable si seulement racine_carre_moins_un avait un sens quelconque... Un nombre ayant -1 pour carré n'existe pas...
Mais Bombelli ne s'est pas démonté pour autant ! Supposons que racine_carre_moins_un ait un sens ("un nombre qui, mis au carré, est égal à -1"). On peut alors vérifier que bombelli_moins et que bombelli_plus. La solution s'écrit donc :

bombelli_somme

Et donc, après simplification, la solution de x³-15x=4 est x=4.

La moralité de l'histoire, c'est que pour résoudre un problème ayant une solution bien réelle, il a fallu passer par le nombre racine_carre_moins_un, pure création mathématique qui n'a alors aucun équivalent dans le monde réel ! Le nombre racine_carre_moins_un, rebaptisé i par Euler, sera en conséquence appelé imaginaire.

Dans cette histoire de paris douteux sur la résolution d'équation du degré 3, c'est la face de l'algèbre qui fut changée : en utilisant le nombre 2-11i, c'est l'ensemble des nombres complexes (noté ℂ) qui vient de naître ! !

Représentation des complexes
Un nombre complexe est donc un nombre qui s'écrit sous la forme a+bi, où a (la partie réelle) et b (la partie imaginaire) sont deux nombres réels, et i un nombre imaginaire qui, une fois mis au carré, est égal à -1 (La notation racine_carre_moins_un est à proscrire, les racines carrées sont et resteront pour les nombres positifs !) . En admettant que i²=-1, on peut facilement additionner et multiplier deux nombres complexes. En remarquant que (a+bi)(a-bi)=a²+b², on peut même les inverser :

complexe_add
complexe_mult
complexe_inv

On trouve notamment que 1/i = -i .

Une addition, une multiplication, une division... Bien que bizarre au premier abord, on peut faire dans les  complexes tout (ou presque) ce que l'on peut faire dans les réels : c'est un corps ! L'ensemble gagne même au passage une nouvelle propriété algébrique, conjecturée par Girard (1629) et Descartes (1637), démontrée par D'Alembert (enfin, presque) et Gauss au XVIIIe siècle : c'est un corps algébriquement clos !

On connaît ce résultat sous le nom de "théorème d'Alembert-Gauss" (ou "théorème fondamental de l'algèbre") : tout polynôme (à coefficients complexes) de degré n possède toujours n racines. L'équation x²+1=0 (degré 2), qui ne possède pas de solution sur ℝ possède bien deux solutions sur ℂ : i et -i. Une équation comme x5+x4+x3+x2+x+1=0 (degré 5) possédera 5 solutions sur ℂ (alors qu'elle n'en a qu'une seule sur ℝ).

Il faudra pourtant attendre 1806 et Argand pour donner un sens géométrique aux nombres complexes !  Puisque l'on peut représenter l'ensemble des nombres réels par une droite, où faut-il placer les nouveaux nombres ? Argand se fait la remarque suivante :

argand_fractions

Autrement dit :
1 est à 1 ce que -1 est à -1
1 est à -1 ce que -1 est à 1
1 est à i ce que i est à -1
L'idée d'Argand, c'est de mettre la droite des réels dans le plan, et que le "est à" représente ici une rotation de centre O : la rotation d'angle nul transforme 1 en 1 et -1 en -1, et la rotation d'angle plat transforme 1 en -1 et -1 en 1. Pour placer i, il faut trouver une rotation qui transforme 1 en quelque chose, et ce quelque chose en -1. Cette rotation, ça sera une rotation d'angle droit !

argand_plan
Le plan d'Argand, sous une forme épurée

Les nombres complexes ajoutent donc une nouvelle dimension aux nombres réels ! Cette représentation est appelée plan d'Argand (ou plan complexe). Dans ce plan, le nombre complexe a+ib sera vu comme le point (a,b) : l'abscisse du point est la partie réelle du nombre, et l'ordonnée sa partie imaginaire.

Additionner ou multiplier des complexes prend alors un tout nouveau sens, un sens géométrique ! Une somme de deux complexes peut se voir comme la construction d'un parallélogramme, et le produit de deux complexes est une somme d'angles et un produit de longueur...

add_mult_complex
Addition et produit de deux nombres complexes z et z'.

WesselHistoriquement, Argand n'est pas le premier à avoir donné une interprétation géométrique des nombres complexes, puisqu'il a été grillé par Wessel qui, en 1797, a lui aussi donné une représentation équivalente. Mais le travail de Wessel ne compte pas puisque, comme pour la tarte Tatin, ce n'est que par pur hasard qu'il est tombé sur les complexes. A l'origine, il voulait simplement essayer d'algébriser les "segments relatifs" (les vecteurs), en définissant l'addition et la multiplication comme au-dessus. En particularisant un segment unité 1 et un segment perpendiculaire ε, il s'est aperçu que ε²=-1, et donc ε=racine_carre_moins_un.

Forme cartésienne ou forme polaire ?
coordDans le plan complexe, un nombre complexe z peut être repéré par (a,b), ses coordonnées cartésiennes.
Mais ce n'est pas la seule façon de représenter ce nombre z. On peut également le représenter par ses coordonnées polaires : un angle (ici, θ), appelé "argument" et une longueur (ici, r), appelé "module". Le couple (r,θ) donne alors une tout autre façon de représenter le nombre z.

On peut alors voir que a=r.cos(θ) et b=r.sin(θ). On a donc :

z = r [cos(θ) + i.sin(θ)]

C'est alors que Euler intervient ! [Le paragraphe qui suit est un peu costaud, un bon niveau de terminale S est requis...]!
Quand on multiplie deux nombres complexes, leur argument s'ajoute. En considérant la fonction f(θ)=cosθ+i.sinθ, on a donc f(θ).f(θ')=f(θ+θ'). La fonction f vérifie  l'équation fonctionnelle f(a+b)=f(a)f(b), et donc, vérifie l'équation différentielle f'(θ)=α.f(θ) (de solution f(θ) = f(0).eαθ )
Pour trouver la valeur de alpha, il suffit de dériver la fonction f : puisqu'on a f'(θ)=-sin(θ)+i.cos(θ) = i.f(θ), on déduit que α=i.
Moralité : e =cos(θ)+i.sin(θ)

Cette formule est la formule d'Euler, et permet de parler des nombres complexes sous la forme très concise : z=r.e.
En prenant la valeur particulière θ=π, on trouve presque l'identité d'Euler :

expipi
Formule (presque) élue "la plus belle formule du monde" par un jury de professionnels

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Pourquoi la vie des Hommes est-elle complexe ?
Car elle possède une partie réelle et une partie imaginaire...
[J'avais pas de chute à cette note, j'ai préféré prendre un truc tout fait...]


Sources :
Cours pour terminale S sur les nombres complexes.


Autres articles de cette série : , , , p, ℂ (1), ℂ (2), H, 𝕆, ℚ(α), 𝔽q, No

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Commentaires
B
Félicitation pour l'honneur sur canalblog.<br /> Karim
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C
Vous dites :<br /> <br /> " Pourquoi la vie des Hommes est-elle complexe ?<br /> Car elle possède une partie réelle et une partie imaginaire...<br /> [J'avais pas de chute à cette note, j'ai préféré prendre un truc tout fait...] "<br /> <br /> Un truc tout fait ... puis-je vous demander où vous l'avez trouvé ?
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E
Le frère de Kaki > Mais si des fonctions peuvent être réelles, rien ne leur empêche d'être complexe, et donc, rien ne les empêche d'être dérivées (bon, en fait, si, mais faut pas trop que ça se sache...) ! Pour ne pas alourdir le paragraphe, j'ai omis la précision "en admettant que l'on puisse dériver la fonction".<br /> Quand je dis "niveau terminal", je parle pas du programme, mais des concepts que l'on peut facilement aborder, comme dériver une fonction complexe, ou les utiliser dans des équadiffs.<br /> <br /> Celeri > De rien ! ;)<br /> <br /> momo> Toutafé ! (Mais on ne trouve pas cette formule directement en remplaçant θ par π, ça aurait cassé mon propos...)
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M
La formule élue "la plus belle formule du monde" par un jury de professionnels, ce ne serait pas plutôt :<br /> <br /> e^(iπ) + 1 = 0<br /> <br /> qui fait également intervenir 0 (et 1).<br /> <br /> http://www.vicnent.info/blog/images/GEEK/tatoo.jpg
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C
Excellente remise en mémoire des éléments fondamentaux des nombres complexes<br /> <br /> Et le passage sur l'origine de leur naissance a répondu à une question que je n'avais encore jamais posée, même à Wikipédia.<br /> <br /> Merci Jj ! :)
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