Point de vue complexe
Parce que la vie est complexe, les mathématiciens du XVIe ont dû inventer les nombres complexes : un corps de nombre bien plus fort que les réels et capable de résoudre toutes les équations qui se posaient alors.
Avec le temps, les applications des nombres complexes se sont multipliées. Outre les problèmes d'équations polynomiales, les complexes sont largement utilisés en géométrie (quoi de mieux qu'un complexe pour représenter une rotation ?), mais surtout en physique (puisqu'une onde peut se représenter par une amplitude et une phase, rien de mieux qu'un nombre à deux dimensions pour les représenter) ! Sans nombre complexe, moins d'électronique, pas de mécanique des fluides, pas de mécanique quantique, et surtout, pas d'image en format .jpg !
Face à toute ces applications, le mathématicien trop théoricien prend peur... Plutôt que de chercher à répondre aux problèmes des physiciens, il préfère réinventer ce qui existe déjà, en espérant à court terme que sa construction n'aura guère d'applications. Aujourd'hui, donc, petit panorama de toutes les reconstructions des nombres complexes !
(Je renvoie à l'article de la semaine dernière pour les constructions géométriques d'Argand et de Wessel)
Construction d'Hamilton
La première construction algébrique, de l'Irlandais William Hamilton, remonte à 1843. Un nombre complexe est défini de la façon dont on le connaît aujourd'hui : un couple de points (a,b) de ℝ² muni d'une addition et d'une multiplication étendant la plupart des propriétés de ℝ à ℂ. Cet ensemble (muni de ses deux opérations) sera notre ensemble ℂ des nombres complexes.
On peut alors retrouver ℝ dans ℂ, dans les nombres de la forme (a,0). Le nombre (-1,0) possède dans cet ensemble deux racines carrées, qui sont (0,1) et (0,-1) (On peut vérifier que (0,1)×(0,1)=(-1,0)).
On peut également vérifier que (a,b) = (a,0)×(1,0) + (b,0)×(0,1).
Pour simplifier l'écriture, le nombre (x,0) s'écrira x, et le nombre (0,1) sera appelé i. On a alors l'écriture cartésienne d'un nombre complexe : (a,b) = a + b.i .
Construction matricielle
On peut également construire les complexes de façon plus géométrique, à l'aide des matrices ! Puisqu'un nombre complexe peut représenter une rotation (Dans le plan d'Argand, multiplier par le nombre i revient à effectuer une rotation d'angle droit) ou une homothétie (Dans le plan d'Argand, multiplier par le nombre 2 revient à effectuer une homothétie de rapport 2), voire les deux en même temps, une similitude (Dans le plan d'Argand, multiplier par le nombre 34+4.i.√38 rev[...] ). Puisque les matrices servent à représenter ce genre de transformation, c'est un outil de choix pour représenter géométriquement les nombres complexes.
Un nombre complexe sera donc une matrice carrée 2×2 (une transformation du plan) à coefficients réels de la forme (les matrices correspondant à des similitudes). En utilisant les règles (déroutantes au premier abord) de multiplication et d'addition des matrices :
On peut additionner et multiplier des complexes-matrices.
A quelques copies près, on retrouve exactement les opérations que l'on connaît déjà sur les complexes. En appelant x la matrice (la matrice d'une homothétie de rapport x) et I la matrice (la matrice d'une rotation d'angle droit), on a
et donc :
En remarquant que I²=-1 (I est une rotation d'angle droit ; effectuer deux rotations d'angle droit de suite revient à une symétrie centrale, autrement dit, une homothétie de rapport -1), c'est bien les nombres complexes que l'on a ici !
Au premier abord, cette construction peut sembler tirée par les cheveux pour le néophyte, mais c'est en fait une excellente manière de donner aux nombres complexes toute leur grandeur géométrique.
Corps de rupture
En oubliant totalement leur géométrie, on peut voir les nombres complexes d'une toute autre façon : c'est un corps de rupture de l'ensemble des nombres réels (comme le laisse penser le titre du paragraphe) !
L'invention par hasard des nombres complexes s'est faite en forçant l'existence du nombre . En regardant ce que l'on obtient en ajoutant à l'ensemble des nombres réels, on se retrouve tout de suite avec les nombres réels. Dit autrement, c'est en forçant l'existence d'une racine au polynôme X²+1 que l'on obtient l'ensemble des nombres complexes.
Le problème de cette construction intuitive, c'est que même en forçant, on ne peut pas faire exister quelque chose qui n'existe pas aussi facilement...
Faisons donc autre chose, et considérons l'ensemble ℝ[X] des polynômes à coefficient dans ℝ (des objets de la forme a0+a1X+a2X²+a3X3+...+ anXn ). Les polynômes peuvent s'additionner ou se multiplier sans problème : c'est un anneau.
En procédant par division euclidienne (comme quand on pose une division en primaire), on peut également diviser les polynômes. En divisant un polynôme P(X) par X²+1, on pourra écrire le polynôme P(x) de la façon
P(X) = (a+bX) + (X²+1).R(X)
(où R est un autre polynôme)
Supposons à présent que l'on possède un nombre X qui vérifierait X²=-1. Le polynôme X²+1 serait donc nul, et tout polynôme pourra s'écrire sous la forme P(X)=a+bX.
L'ensemble des polynômes réels où l'on oblige le polynôme X²+1 à s'annuler (ou où l'on oblige l'égalité X²=-1) s'écrit ℝ[X]/(X²+1).
Dans cet ensemble, les éléments peuvent toujours s'écrire sous la forme a+bX, et le polynôme X vérifie alors (X)²=X²=-1. Cet ensemble ressemble donc beaucoup à l'ensemble des nombres complexes !
En renommant X en i, on obtient donc un ensemble de polynômes qui se comporte exactement comme celui des complexes que l'on connaît par ailleurs. On peut parfaitement considérer que l'ensemble des nombres complexes est un ensemble de polynômes où X²=-1 !
J'admets volontiers que cette construction ressemble beaucoup à du pinaillage d'algébriste, mais c'est la seule façon de faire pour ajouter un élément vérifiant telle équation à un ensemble de nombre.
Ici, l'ensemble fabriqué ℂ est un corps de rupture du polynôme X²+1 : c'est le plus petit corps où X²+1 admettra une racine.
En utilisant le même procédé, on peut ajouter le nombre √2 à l'ensemble ℚ en prenant le corps de rupture sur ℚ du polynôme X²-2. L'ensemble que l'on obtient est alors ℚ[√2], qui est l'ensemble des nombres de la forme a+b.√2...
Après, c'est comme pour les nombres réels, chacun choisit sa construction préférée : plutôt algébrique naïve (Hamilton), géométrique naïve (Wessel ou Argand), algébrique dure (par les corps de rupture) ou géométrique dure (par les matrices).
De toute façon, elles aboutissent toutes au même ensemble...
Sources :
En fait, Wikipédia fait les choses à peu près comme moi... (ou l'inverse ?)
Autres articles de cette série : ℕ, ℤ, ℚ, ℝ, ℚp, ℂ (1), ℂ (2), H, 𝕆, ℚ(α), 𝔽q, No