Scoop : il refuse un prix de un millions de dollars !
Ça alors ! Les journaux nationaux n'ont parlé que de lui ces deux dernières semaines... Un mathématicien ! Si si, un vrai mathématicien, qui fait des maths ! On a pu voir la nouvelle dans le journal de France 2, dans le zapping de Canal +, dans une brève de Courrier international, et même dans Closer !...
Il s'appelle Gregori Perelman, il est russe, et il n'est pas venu chercher la récompense d'un million de dollars qui aurait dû lui être remise le 18 mars dernier.
La seule nouvelle ici, c'est que la fondation Clay a officiellement validé sa démonstration de la conjecture de Poincaré. On sait en fait depuis 2003 que le problème a été apparemment résolu par Perelman, depuis 2006 que le travail avait été fait sans fautes, et depuis au moins 1990 qu'il refuserait n'importe quel prix...
La conjecture de Poincaré s'exprime ainsi :
« Toute variété à 3 dimensions compacte simplement connexe sans bord est homéomorphe à une hypersphère de dimension 3 »
Je reviendrai sur ce que tout cela signifie, mais commençons tout de même par l'historique de ce qu'il s'est passé avant ce 18 mars 2010.
Petite chronologie des faits
Cet homme est un génie...
1904 : Le Français Henri Poincaré propose sa conjecture pour la dimension 3 (la "conjecture de Poincaré") et en dimensions supérieures (la "conjecture de Poincaré généralisée").
190? : Poincaré lui-même propose une première démonstration de sa conjecture. Elle est fausse.
1961 : La conjecture de Poincaré est démontrée dans le cas n ≥7 par Stephen Smale, et dans le cas n=5 par Zeeman. Smale étendra sa démonstration jusqu'à n>5, et il décrochera en 1966 la médaille Fields (le "Nobel des mathématiques").
1962: Le cas n=6 est démontré par Stallings
13 juin 1966 : Naissance à Saint-Pétersbourg (ou plutôt, Leningrad) de Gregori Perelman (ou plutôt, Григо́рий Я́ковлевич Перельма́н)
1982 : En représentant l'Union des républiques socialistes soviétiques aux Olympiades Internationales de Mathématiques, il remporte la médaille d'or avec le score parfait de 42 points sur 42. Il ne la refuse pas.
1982 : Pendant ce temps, la conjecture de Poincaré généralisée tombe pour le cas n=4. Freedman décroche la médaille Fields de 1986 pour cette découverte.
1982-1987 : Perelman étudie à l'Université de Leningrad, où il obtient son doctorat avec mention d'excellence
1987-1992 : Il entre à l'institut mathématiques de Steklov, passe sa thèse en novembre 1990, puis continue ses recherches sur ce qui mènera à la résolution de la conjecture de Poincaré...
1990 : Ses travaux lui valent le prix de la société européenne de mathématiques. Il la refuse *1*.
1992-1995 : Il passe par l'Institut Courant à New York, et Berkeley en Californie. Il rentre à Saint-Petersbourg pendant l'été 1995.
1995-2002 : Rien. Silence radio. Personne ne sait ce que fait Grigori...
2000 : l'institut mathématique de Clay, dont le but est de promouvoir et disséminer les connaissances mathématiques dans le monde, met à prix pour le nouveau millénaire qui arrive 7 grands problèmes. Une récompense de $1 000 000 est promis à celui qui réussira à résoudre l'un des 7 problèmes du prix du millénaire. Parmi eux, on trouve l'hypothèse de Riemann, les équations de Navier-Strokes, le problème P=NP (à laquelle la réponse n'est pas N=1) ou la conjecture de Poincaré. Pour que la récompense soit remise, il faut que la solution soit publiée dans une revue à comité de lecture, et acceptée par la communauté mathématique depuis au moins 2 ans.
11 novembre 2002 : Il publie discrètement sur internet (sur la base arXiv) un petit résumé de 39 pages de sa démonstration de la conjecture de Poincaré (Ou plutôt, de la conjecture de Thurston, de laquelle découle celle de Poincaré). Il publiera de la même façon deux autres articles rentrant un peu plus dans les détails (mais pas trop). La voie est inhabituelle, puisqu'un mathématicien normal aurait plutôt publié ses recherches dans une revue de recherche...
2003 : Perelman sort de son mutisme, et organise quelques conférences pour présenter ses travaux.
Janvier 2006 : Il démissionne de son poste à Steklov et arrête totalement les mathématiques. Il vivra désormais en ermite, et refusera toute sollicitation. (Jusqu'au jour où il nous sortira une démonstration de l'hypothèse de Riemann de derrière les fagots ?)
Août 2006 : Pendant ce temps, plusieurs groupe de chercheurs examinent les travaux de Perelman, histoire d'avoir une démonstration bien solide. La démonstration est alors validée, et Perelman se voit décerné la médaille Fields. Il refuse *2*....
24 septembre 2008 : La version finale de la démonstration de la conjecture de Poincaré, signée par John Morgen, est publiée sur arXiv.
18 mars 2010 : Finalement, les membres de l'institu Clay se voient dans l'obligation de modifier le règlement de leur jeu concours, en validant tout de même les travaux de Perelman qui n'ont pas été publiés dans une revue spécialisée. Le prix d'un million de dollars doit lui être remis, mais il ne s'est pas présenté *3*...
Deux mystères sont alors présents autour de Perelman :
- Pourquoi avoir refusé tous ces prix honorifiques et pécuniaires ?
- Pourquoi une telle barbe ?
Pour le premier mystère, il faut se contenter de la réponse de l'intéressé "Je ne suis pas un héros de mathématiques. Je ne suis même pas un génie, c’est pour cela que je ne veux pas que tout le monde me regarde"... Le second mystère reste ouvert, mais d'après ses voisins, ses cheveux et ses ongles sont dans le même état.
La conjecture de Poincaré
Mais ce problème, que disait-il vraiment ?
« Toute variété à 3 dimensions compacte sans bord simplement connexe est homéomorphe à une hypersphère de dimension 3 »
" Toute variété (topologique) à 3 dimensions..."
Pour simplifier, on peut dire qu'une variété topologique est un espace dans lequel pourrait vivre un être à n dimensions : en n'importe quel point d'une variété topologique, on a l'impression d'être dans une droite (dans le cas n=1), dans un plan (dans le cas n=2), dans l'espace (dans le cas n=3), ou dans ℝn, pour les n plus grands. Quand je dis "on a l'impression de", il faut évidemment comprendre "est localement homéomorphe à". Puisque nous pouvons évoluer dans l'espace (et le temps), on peut à peu près affirmer que l'Univers est une variété topologique à 3 (ou 4) dimensions. Les recherches actuelles en physiques font tout pour justifier ce propos (ou à dire que c'est en fait une variété à 10, 11 ou 26 dimensions).
En dimension 1, les variétés sont plus communément appelées des courbes (sans points doubles). Les exemples les plus simples sont les segments de droites ou les droites, et les exemples les plus compliqués sont les cercles. Une figure en forme de 8 n'est pas une variété, puisque l'intersection ne ressemble pas localement à un bout de droite (mais plutôt à une croix).
Voici des exemples de variétés de dimensions 1. Ces affreux dessins bleus représentent des loupes. En zoomant suffisamment, le voisinage de n'importe quel point ressemble à un bout de droite (ou de demi-droite)
Ceci n'est pas une variété de dimension 1 : on aura bout zoomer, l'intersection ne ressemblera jamais à un seul bout de droite.
En dimension 2, on parlera plutôt de surfaces.
Nos ancêtres pensaient que la Terre était plate puisqu'en n'importe quel point de la Terre, on a l'impression qu'elle est plate (qu'elle ressemble à un plan) : la (surface de) Terre est une variété de dimension 2. Mais toute variété de dimension 2 n'est pas un plan : l'erreur était là. La surface de la Terre ressemble en fait plutôt à une sphère...
Mais il n'y a pas que le plan ou les sphères que l'on range dans les catégories des variétés à 2 dimensions. Il y a aussi les tores (le beignet mathématique, mais creux), les doubles tore (le bretzel mathématique), ou les rubans de Möbius (bien que ce dernier possède un bord)
Quelques variétés de dimension 2, avec ou sans bord : une sphère, un tore, et un truc qui est une généralisation d'un ruban de Möbius.
Pour les dimensions plus grandes, cela devient bien plus difficile de se représenter les choses...
"... compacte sans bord ..."
Deux notions bien difficiles à expliciter dans un cours de topologie...
La définition de variété que j'ai donnée correspond en fait plutôt à celle de variété sans bord, même si mes exemples avaient des bords... L'exemple du bout de courbe ou du ruban de Möbius sont des variétés avec bord : il y a des points où l'espace ne ressemble pas localement à un bout de droite ou de plan, mais à un bout de demi-droite (les extrémités de la courbe) ou de demi-plan (les bords du rubans). Cette définition s'étend aux dimensions supérieures, mais c'est évidemment plus compliqué à appréhender...
Une variété est compacte quand elle est bornée (il n'y a rien qui parte vers l'infini), et qu'elle soit fermée, ie, qu'aucun point de la surface ne soit arbitrairement exclu (par exemple, le segment [0,1[ n'est pas fermé : on a enlevé le point 1...) (J'admets, cette définition est une insulte aux topologues...)
"... simplement connexe..."
Comprendre "sans trou" : un élastique prisonnier de la variété doit pouvoir être resserré en un seul point sans sortir de la variété. Dans le cas de la sphère, si on prend un élastique correspondant à l'équateur, on peut le resserrer en un seul point :
L'élastique noir peut se resserrer en un point sans quitter la sphère : la sphère est donc simplement connexe
Par contre, le tore n'est pas simplement connexe : on ne peut resserrer un élastique qui fait le tour de la bouée :
L'élastique rouge ne peut être resserré davantage : aucune chance d'en faire un point : le tore n'est pas simplement connexe
La définition reste la même pour les variétés de dimensions supérieures. L'espace dans lequel nous vivons est -a priori- simplement connexe : un élastique peut toujours être resserré sur lui-même sans devoir passer par une dimension parallèle.
"... est homéomorphe à..."
...peut être déformé en...
...une hypersphère de dimension 3 »
On connaît les sphère de dimension 1 : ce sont les cercles. Les sphères de dimensions 2 sont les sphères telles qu'on les connaît. Une sphère de dimension supérieure (appelé "hypersphère") n'est qu'une généralisation de ce concept...
En dimension 1, la conjecture de Poincaré est en peut limitée. En enlevant la simple connexité de l'histoire, elle dit que toute courbe fermée sans point double (ce que l'on obtient quand on dessine un trait sans lever le crayon, sans repasser deux fois au même endroit, et en revenant au point de départ) peut se déformer en un cercle, ce qui est plutôt évident.
En dimension 2, elle nous dit que les surfaces qui n'ont pas des problèmes de non simple connexité comme le tore peuvent se déformer en sphère. C'est moins évident, mais on le comprend assez vite.
Pour la dimension 3, il faut un peu plus travailler... Les premiers travaux de Perelman ont conduit à utiliser les flots de Ricci : en partant d'une variété de dimension 3 pas commode, on doit commencer par le déformer de manière à adoucir tous les contours. Si tout va bien, cela amène à une sphère. Si tout ne va pas bien, on aboutit à des singularités, des "étranglements", qu'il faut opérer... On est amené à utiliser un "flot avec chirurgie", mais on entre ici dans des domaines de topologie différentielles bien trop ardus... La dernière étape a été de montrer qu'il ne fallait opérer qu'un nombre fini de fois...
L'application du flot de Ricci sur l'objet de gauche amène par déformation continue à une sphère
Sources :
Comment on est venu à bout de la conjecture de Poincaré - Gérard Besson - Les dossiers de la recherche n°37, novembre 2009 (mise à jour du même article du n°407)
Je n'ai pas les images de France 2 ou de Canal +, mais la brève de Courrier international est disponible, tout comme celui de Closer.