Ce que le troll maths a démontré !
J'ouvre une nouvelle fois la rubrique "Question des lecteurs" pour répondre à un courrier électronique, qui m'a été envoyé par Mr C. Le mail peut se résumer en "hey, et si tu faisais un article pour expliquer l'erreur du troll maths suivant !". Allons-y !
Une autre construction qui illustre le même paradoxe, et qui permettrait de démontrer que √2=2.
A chaque étape, la longueur de la courbe noire ne change pas (elle reste de 2), et pourtant, elle converge vers la courbe rouge, de longueur √2.
Oui, mais non ! On m'a appris que π=π et que √2=√2. Il y a forcément une erreur... Mais où ?!
Explication
Déjà, il n'y a pas d'erreur dans les constructions : dans le premier exemple, la limite de la suite des courbes polygonales est bien le cercle, dans le deuxième exemple, les dents de scies convergent bien vers le segment rouge (et en plus, dans les deux cas, la convergence est uniforme).
Il n'y a pas non plus de problèmes du genre "oui, mais les fractales, toussa", pour la simple raison qu'il n'y a aucune fractale (dans le sens "courbe infiniment irrégulière") dans les deux exemples considérés. Certes, il y a des courbes très irrégulières, mais elles convergent vers quelque chose de parfaitement régulier (un cercle ou un segment), et pas du tout fractal. On élimine au passage l'idée que si on zoome sur le cercle, on retrouve des zigzag infiniment petit, ça serait ignorer la définition même d'une limite. L'explication comme quoi le cercle (un nombre indénombrable de point) est approximé par une courbe polygonale (un nombre dénombrable de segments) fait aussi parti des explications totalement farfelues (et fausses...).
L'erreur réside en fait dans le "passage à la limite" : s'il y a des propriétés qui sont transmises à la courbe limite (comme sa continuité ou l'aire qu'elle délimite), il y en a d'autres qui ne se comportent pas comme prévu (notamment, la longueur de la courbe). C'est là où réside l'erreur du troll maths !
Bref : la fonction "longueur de la courbe" ne passe pas à la limite. Autrement dit, on ne peut pas intervertir "limite" et "longueur" dans "la limite de la longueur des courbes est 2" (car "la longueur de la limite des courbes est pi").
Bon, mais alors, pourquoi quand Archimède a calculé les premières approximations de Pi avec des polygones exinscrits, on lui a rien dit ? Vers 200 ans avant Jésus-Christ, le vieil Archimède a encadré un cercle par des polygones à 3, 6, 12, 24, 48 et 96 côtés, et en a déduit déduire l'inégalité 223/71 < π < 22/7 {Avec de l'anachronisme, il a calculé les inégalité n.sin(π/n)<π<n.tan(π>
Approximation de Pi par Archimède, par des polygones à 3, 6 et 12 côtés.
Mais alors, pourquoi cette construction est bonne, et pas l'autre ? C'est terriblement injuste ! Rétrospectivement, on peut même se dire que Archimède a eu du bol que ses deux suites de polygones convergent de la bonne façon vers le cercle.
Cette idée d'approcher des courbes par des bouts de segments amènera Camille Jordan a donner au XIXe siècle une bonne définition de ce qu'est la longueur d'une courbe rectifiable (ie, qui possède une longueur) quelconque (et qui ne passe pas par le calcul intégral). D'après cette définition, on peut définir la longueur du cercle comme limite du périmètre des polygones réguliers inscrits (comme l'a fait Archimède), mais pas comme limite du périmètre de n'importe quelle suite de courbe convergeant vers ce cercle (comme l'a fait le troll maths).
D'autres exemples !
Un pan du programme de la licence est de trouver quelles sont les hypothèses nécessaires pour faire passer telle propriété à la limite, notamment pour les fonctions (continuité, dérivabilité, intégrabilité...).
Par exemple, à quelle condition une suite de fonctions continues (qui converge) converge vers une fonction continue ? La solution, c'est la convergence uniforme (et je ne dirai pas ce que c'est concrètement, c'est pas l'objet de l'article)
La suite de fonctions fn:x↦xn (définie sur [0,1]) converge vers la fonction f en rouge (qui vaut 0 sur [0,1[ et 1 en 1). Bien que chaque fn soit continue, la fonction f ne l'est plus : la faute à la convergence qui n'est pas uniforme.
De la même façon, il y a des limites de suites de fonctions dérivables qui ne sont pas dérivables, des limites de suites de fonctions périodiques qui ne sont pas périodiques, des limites de suites de nombres rationnels qui ne sont pas rationnelles...
Un dernier exemple. Pour cela, mettons-nous en situation : tous les jours, John et Jack gagnent deux pièces, et en dépensent une, mais chacun a sa façon de faire. Des deux pièces qu'il reçoit chaque jour, John en garde une en stock, et dépense la deuxième. Quant à lui, Jack garde en stock toutes les pièces qu'il reçoit, et dépense la plus vielle des pièces qu'il possède. A la fin du jour n, John et Jack disposent chacun d'un pécule de n pièces.
Mais s'ils continuent infiniment à ce train de vie, combien d'argent auront-ils chacun à la fin des temps ? John, qui garde en stock une pièce par jour, finira infiniment riche. Pour Jack, c'est plus compliqué : chaque pièce qui passe dans son stock finira toujours par être dépensé (les pièces reçues au jour n seront dépensées au jour 2n et 2n+1). A la fin des temps, il sera ruiné...
L'explication est toujours la même : le cardinal de l'ensemble des pièces ne passe pas à la limite. (L'autre explication qui consiste à dire que l'expression "à la fin des temps" ne veut rien dire n'est pas intéressante).
Notons an et bn les pièces reçues le jour n. La suite J(n), correspondant au stock de John, ressemble à ({a1}, {a1, a2}, {a1, a2, a3}, {a1, a2, a3, a4}, {a1, a2, a3, a4, a5}, ...}. Sa limite (au sens intuitif que l'on peut se faire de la limite d'une suite d'ensemble) est lim J(n) = {a1, a2, a3, a4, a5...}.
La suite J'(n) du stock de Jack ressemble plutôt à ({b1}, {a2, b2}, {b2, a3, b3}, {a3, b3, a4, b4}, {b3, a4, b4, a5, b5}, ...). Sa limite est alors lim J'(n)={}.
Bref, dans ce dernier cas :
lim card J(n) = card lim J(n) = +∞
lim card J'(n) = +∞ alors que card lim J'(n) = 0, et donc, le cardinal ne passe pas à la limite !
Commandement n°42 : Je ne passerai pas n'importe quoi à la limite en intervertissant naïvement des limites
Et n'oubliez pas : 0.99999... = 1 !
Sources :
- Troll Math, sur Memebase. Un troll est réussi quand il engendre un maximum de discussions stériles. Quand on y lit les commentaires, ce troll est réussi.
- Au pays des paradoxes, Jean-Paul Delahaye