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Choux romanesco, Vache qui rit et intégrales curvilignes
16 janvier 2011

Ce que le troll maths a démontré !

J'ouvre une nouvelle fois la rubrique "Question des lecteurs" pour répondre à un courrier électronique, qui m'a été envoyé par  Mr C. Le mail peut se résumer en "hey, et si tu faisais un article pour expliquer l'erreur du troll maths suivant !". Allons-y !

Math_troll

Une autre construction qui illustre le même paradoxe, et qui permettrait de démontrer que √2=2.

Dents_de_scie
A chaque étape, la longueur de la courbe noire ne change pas (elle reste de 2), et pourtant, elle converge vers la courbe rouge, de longueur √2.

Oui, mais non ! On m'a appris que π=π et que √2=√2. Il y a forcément une erreur... Mais où ?!

Explication
Déjà, il n'y a pas d'erreur dans les constructions : dans le premier exemple, la limite de la suite des courbes polygonales est bien le cercle, dans le deuxième exemple, les dents de scies convergent bien vers le segment rouge (et en plus, dans les deux cas, la convergence est uniforme).

Il n'y a pas non plus de problèmes du genre "oui, mais les fractales, toussa", pour la simple raison qu'il n'y a aucune fractale (dans le sens "courbe infiniment irrégulière") dans les deux exemples considérés. Certes, il y a des courbes très irrégulières, mais elles convergent vers quelque chose de parfaitement régulier (un cercle ou un segment), et pas du tout fractal. On élimine au passage l'idée que si on zoome sur le cercle, on retrouve des zigzag infiniment petit, ça serait ignorer la définition même d'une limite. L'explication comme quoi le cercle (un nombre indénombrable de point) est approximé par une courbe polygonale (un nombre dénombrable de segments) fait aussi parti des explications totalement farfelues (et fausses...).

L'erreur réside en fait dans le "passage à la limite" : s'il y a des propriétés qui sont transmises à la courbe limite (comme sa continuité ou l'aire qu'elle délimite), il y en a d'autres qui ne se comportent pas comme prévu (notamment, la longueur de la courbe). C'est là où réside l'erreur du troll maths !

Bref : la fonction "longueur de la courbe" ne passe pas à la limite. Autrement dit, on ne peut pas intervertir "limite" et "longueur" dans "la limite de la longueur des courbes est 2" (car "la longueur de la limite des courbes est pi").

Bon, mais alors, pourquoi quand Archimède a calculé les premières approximations de Pi avec des polygones exinscrits, on lui a rien dit ? Vers 200 ans avant Jésus-Christ, le vieil Archimède a encadré un cercle par des polygones à 3, 6, 12, 24, 48 et 96 côtés, et en a déduit déduire l'inégalité 223/71 < π < 22/7 {Avec de l'anachronisme, il a calculé les inégalité n.sin(π/n)<π<n.tan(π>

Pi_Archimede
Approximation de Pi par Archimède, par des polygones à 3, 6 et 12 côtés.

Mais alors, pourquoi cette construction est bonne, et pas l'autre ? C'est terriblement injuste ! Rétrospectivement, on peut même se dire que Archimède a eu du bol que ses deux suites de polygones convergent de la bonne façon vers le cercle.

Cette idée d'approcher des courbes par des bouts de segments amènera Camille Jordan a donner  au XIXe siècle une bonne définition de ce qu'est la longueur d'une courbe rectifiable (ie, qui possède une longueur) quelconque (et qui ne passe pas par le calcul intégral). D'après cette définition, on peut définir la longueur du cercle comme limite du périmètre des polygones réguliers inscrits (comme l'a fait Archimède), mais pas comme limite du périmètre de n'importe quelle suite de courbe convergeant vers ce cercle (comme l'a fait le troll maths).

D'autres exemples !
Un pan du programme de la licence est de trouver quelles sont les hypothèses nécessaires pour faire passer telle propriété à la limite, notamment pour les fonctions (continuité, dérivabilité, intégrabilité...).

Par exemple, à quelle condition une suite de fonctions continues (qui converge) converge vers une fonction continue ? La solution, c'est la convergence uniforme (et je ne dirai pas ce que c'est concrètement, c'est pas l'objet de l'article)

continue_ou_pas_continue
La suite de fonctions fn:x↦xn (définie sur [0,1]) converge vers la fonction f en rouge (qui vaut 0 sur [0,1[ et 1 en 1). Bien que chaque fn soit continue, la fonction f ne l'est plus : la faute à la convergence qui n'est pas uniforme.

De la même façon, il y a des limites de suites de fonctions dérivables qui ne sont pas dérivables, des limites de suites de fonctions périodiques qui ne sont pas périodiques, des limites de suites de nombres rationnels qui ne sont pas rationnelles...

Un dernier exemple. Pour cela, mettons-nous en situation : tous les jours, John et Jack gagnent deux pièces, et en dépensent une, mais chacun a sa façon de faire. Des deux pièces qu'il reçoit chaque jour, John en garde une en stock, et dépense la deuxième. Quant à lui, Jack garde en stock toutes les pièces qu'il reçoit, et dépense la plus vielle des pièces qu'il possède. A la fin du jour n, John et Jack disposent chacun d'un pécule de n pièces.

Mais s'ils continuent infiniment à ce train de vie, combien d'argent auront-ils chacun à la fin des temps ? John, qui garde en stock une pièce par jour, finira infiniment riche. Pour Jack, c'est plus compliqué : chaque pièce qui passe dans son stock finira toujours par être dépensé (les pièces reçues au jour n seront dépensées au jour 2n et 2n+1). A la fin des temps, il sera ruiné...

L'explication est toujours la même : le cardinal de l'ensemble des pièces ne passe pas à la limite. (L'autre explication qui consiste à dire que l'expression "à la fin des temps" ne veut rien dire n'est pas intéressante).

Notons an et bn les pièces reçues le jour n. La suite J(n), correspondant au stock de John, ressemble à ({a1}, {a1, a2}, {a1,  a2, a3}, {a1, a2, a3, a4}, {a1, a2, a3, a4, a5}, ...}. Sa limite (au sens intuitif que l'on peut se faire de la limite d'une suite d'ensemble) est lim J(n) = {a1, a2, a3, a4, a5...}.
La suite J'(n) du stock de Jack ressemble plutôt à ({b1}, {a2, b2}, {b2, a3, b3}, {a3, b3, a4, b4}, {b3, a4, b4, a5, b5}, ...). Sa limite est alors lim J'(n)={}.

Bref, dans ce dernier cas :
lim card J(n) = card lim J(n) = +∞
lim card J'(n) =  +∞ alors que card lim J'(n) = 0, et donc, le cardinal ne passe pas à la limite !

400px_Trollface
Commandement n°42 : Je ne passerai pas n'importe quoi à la limite en intervertissant naïvement des limites

Et n'oubliez pas : 0.99999... = 1 !

 

 


Sources :
- Troll Math, sur Memebase. Un troll est réussi quand il engendre un maximum de discussions stériles. Quand on y lit les commentaires, ce troll est réussi.
- Au pays des paradoxes, Jean-Paul Delahaye

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Commentaires
A
Très intéressante ta phrase sur Camille Jordan, résultat à mettre à l'actif de ce mathématicien
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G
Pour ma part j'ai surtout buté sur le "!" après le 4, j'ai du perdre un quart d'heure à chercher pourquoi il introduisait du factoriel... gr8 troll :D
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E
Je me permets de transmettre une autre (fausse) démonstration que l'on m'a envoyé par mail, qui permet de prouver que π = +∞ <br /> <br /> http://i31.servimg.com/u/f31/11/01/08/23/piequa10.png<br /> <br /> Si on fait en sorte de placer le point Bn+1 tel que le segment (An+1, Bn+1) (que l'on créé à l'étape n+1) soit plus long que le segment (Bn+1, Bn) (que l'on enlève), alors à +∞, on peut dire [selon la démonstration Troll] que π = +∞
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H
J’adore l’histoire de John et Jack !
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H
Je ne dirais pas qu’Archimède « a eu du bol »... <br /> <br /> Pas plus que je ne dirais qu’Euler a eu du bol avec un nombre impressionnant de preuves fulgurantes qui ne sont plus assez rigoureuses pour les standards modernes !<br /> <br /> En ce qui concerne Archimède, il obtient, comme tu le mentionnes, des encadrements qui sont difficiles à attaquer. La validité de la borne inf se déduit du fait (admis) que le segment de droite est le plus court chemin entre deux points. La validité de la borne sup se *voit* (une histoire de convexité ?), je suppose qu’il l’a admise sans pinailler (personne — à l’époque au moins — n’aurait envisagé de ça en doute, ne penses-tu pas ?). Si l’écart entre les bornes ne réduisait pas au fil des itérations, il aurait sans doute revu sa méthode !<br /> <br /> Archimède ne s’est pas arrêté là. Il a calculé des surfaces et des volumes à l’aide d’une méthode basée sur le théorème des moments, et qui évoque furieusement toutes les idées à la base de la théorie de l’intégration. Là, les écueils sont vraiment nombreux, il ne s’est jamais trompé, ce qui me semble prouver qu’il comprenait ce qu’il faisait même s’il n’avait pas tout formalisé à la Bourbaki...<br /> <br /> Bref, un peu de respect pour cet immense génie ;)
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