40 façons de distinguer une sphère d'un tore
Soyons honnêtes. Depuis 1883, les topologistes ne font qu'une seule chose : chercher tous les moyens possibles et imaginables pour prouver qu'une sphère et un tore, ce n'est pas la même chose. Depuis l'invention par Poincaré des groupes fondamentaux jusqu'aux avancées les plus abouties de la K-théorie, tout nouveau théorème de la discipline n'a qu'un seul but, inavoué : prouver au monde que, bien qu'une tasse de café et un beignet sont une seule et même chose, il n'en est pas de même pour tout ce que l'on trouve sur une table de petit déjeuner.
Rappelons quand même de quoi on parle. A propos des sphères ou des tores, ça sera ceux de dimension 2 (au-delà, ça sera juste pour le plaisir de la généralisation) (d'où leur nom : S2 pour la sphère et T2 pour le tore). La formulation "est la même chose que" renverra aux notions d'homéomorphisme ou de difféomorphismes : en gros, deux objets sont les mêmes si on peut déformer l'un pour obtenir l'autre (et inversement), comme une tasse de café et un beignet, ou comme un ballon de foot, de rugby ou de n'importe quel autre sport.
Une sphère, c'est un ballon : l'ensemble des points qui sont à une même distance donnée d'un autre point point (le centre). C'est aussi ce que l'on obtient quand on recolle deux disques le long de leur bord. C'est aussi ce que l'on obtient quand on replie en un même point le bord d'un disque (on pourrait multiplier le nombre de façons de construire une sphère, ça reviendrait au même. Tout le monde sait ce qu'est une sphère). On s'autorise à déformer la sphère : un cube, c'est encore une sphère.
On peut voir la sphère globalement, comme deux disques (les demi-sphères) recollées ou comme un carré où sont identifiés tous les points du bord (cette dernière présentation facilitera les illustrations).
Un tore, c'est une bouée : la surface du solide de révolution obtenu à partir d'un cercle (autrement dit, un collier de cercles). C'est aussi ce que l'on obtient en recollant deux à deux les côtés opposés d'un rectangle. C'est aussi le quotient d'un espace euclidien par un réseau pas trop dégénéré. Bref.
Le tore, c'est un collier de cercles. On peut le voir comme un carré où sont identifiés les côtés opposés.
Ces deux objets sont-ils les mêmes ? Bien sûr que non ! Mais plutôt qu'un seul argument allant dans ce sens, cherchons en plutôt quarante !...
Disclaimer :
- cette liste n'est pas exhaustive.
- certains points se déduisent d'autres points, et pourtant, il ne sera pas précisé quand c'est le cas.
- dans des soucis de vulgarisation, je me suis laissé aller à de graves simplifications.
- l'introduction de l'article comporte du second degré. En effet, les topologistes ne font pas que chercher des moyens pour distinguer une sphère d'un tore, ils passent aussi beaucoup de temps à distinguer un cercle d'un nœud de trèfle.
- il n'y a pas réellement 40 arguments, mais à peine une dizaine. 40, c'était plus vendeur.
- cet article, c'est surtout un pari avec moi-même. Je me suis demandé si je pouvais parler d'homologie de Morse sur ce blog. La réponse est non.
#1 : le nombre chromatique
Dessinons la carte d'un monde imaginaire sur une sphère. Combien faudra-t-il au minimum de couleurs pour colorier chaque pays sans que deux pays voisins reçoivent la même couleur ? En se débrouillant bien, on peut toujours trouver un moyen de la colorier avec seulement quatre couleurs (voire moins). C'est ce que l'on appelle le théorème des 4 couleurs. Sur un tore, les choses sont différentes : on peut trouver des cartes demandant jusqu'à 7 couleurs.
A gauche, le théorème des 4 couleurs (dans le plan ou sur une sphère)
A droite, le théorème des 7 couleurs, sur un tore
#2 : le plus grand graphe complet planaire
Combien de personnes peuvent trinquer ensemble au maximum sans aucun risque de croiser les bras ? C'est le problème du plus grand graphe complet planaire. Sur une sphère, la réponse est 4 : à partir de cinq personnes, il y aura croisement. Sur un tore, les choses sont différentes : jusqu'à 7 personnes peuvent trinquer sans problème !
Sur une sphère, le plus grand graphe complet planaire est le graphe K4. Pas sur un tore...
#3 : l'énigme des trois maisons
Comment relier trois maisons à l'électricité, à l'eau et au gaz sans que les raccordements ne se croisent. Sur une sphère, le problème est insoluble, ce qui n'est pas le cas sur un tore...
La première ligne de points correspond aux maisons, la deuxième aux services publics. Dans le cas de la sphère, le problème n'est pas résoluble.
#4 : le genre
Combien peut-on dessiner de lacets (une courbe qui revient à son point de départ : une boucle) sur une surface tout en la laissant d'un seul tenant ("connexe") ? C'est le genre de la surface.
Quand on dessine un lacet sur une sphère et qu'on la découpe le long de ce lacet, on se retrouve toujours avec deux morceaux (l'intérieur et l'extérieur). La sphère est de genre 0. Sur un tore, les choses sont différentes : si on découpe, par exemple, un cercle méridien, ce qui reste du tore est toujours connexe.
Le tore est de genre 1, la sphère de genre 0.
On ne peut pas découper un cercle dans une sphère sans créer deux morceaux. Sur un tore, si.
#5 : boule chevelue et du tore bien coiffé
Imaginez un champ de vecteurs unitaires continu sur une sphère. Non.
Imaginez une sphère avec des cheveux en tout point. Avec un peigne, il faut la coiffer (de manière à ce que chaque cheveu soit tangent à la sphère) sans jamais faire d'épi. C'est impossible, et c'est ce qu'énonce le théorème de la boule chevelue. Par contre, il est très facile de coiffer un tore...
On ne peut pas coiffer une boule qui a des cheveux.
#6 : la simple connexité
Revenons à nos histoires de lacets. On dit que deux lacets tracés sur une surface sont homotopes si on peut déplacer l'un sur l'autre. On dit qu'un lacet est homotope à un point si le lacet en question peut se rétracter sur lui même jusqu'à ne former qu'un seul point. Sur une sphère, par exemple, n'importe quel lacet peut se rétracter en un point. On dit alors que la surface est simplement connexe.
L'élastique noir peut se resserrer en un point sans quitter la sphère : la sphère est donc simplement connexe
#7 : le groupe fondamental
On peut faire encore plus avec les lacets : on peut les ajouter ! Par exemple, quand on additionne un lacet qui fait le tour d'un tore avec un autre lacet qui fait le tour d'un tore, on obtient un lacet qui fait... deux fois le tour du tore. Cette addition donne une structure de groupe : le groupe fondamental, aka. π1.
Le groupe fondamental de la sphère, c'est le groupe nul (on a dit que tous ses lacets peuvent se résumer à un lacet nul). Le groupe fondamental du tore, c'est le groupe ℤ×ℤ.
#8, #9, #10, #11, #12 : le groupe d'homotopie (π2, π3, π4, π5 et π6)
S'il y a un π1, il y a un πk. Au lieu de regarder la structure de groupe obtenue en plongeant des cercles, on regarde ce que l'on obtient en plongeant des sphères de dimension 2 ou plus. Les groupes d'homologie des sphères sont rarement nuls. Par contre, le tore est asphérique : tous ses groupes d'homotopie (sauf son groupe fondamental) est trivial. Les résultats montrent que :
π2(S2) = ℤ ; π3(S2) = ℤ ; π4(S2) = ℤ2 ; π5(S2) = ℤ2 ; π6(S2) = ℤ12
π2(T2) = 0 ; π3(T2) = 0 ; π4(T2) = 0 ; π5(T2) = 0 ; π6(T2) = 0
#13 : la caractéristique d'Euler
Un polyèdre, c'est un truc à 3 dimensions avec des faces planes polygonales qui se rencontrent selon des segments de droites (ses arêtes). Si on appelle F le nombre de faces d'un polyèdre, A son nombre d’arêtes et S son nombre de sommets, on définit la caractéristique d'Euler du polyèdre par la formule χ = F - A + S. Deux polyèdres homéomorphes ont toujours la même caractéristique d'Euler ; la caractéristique d'un objet, c'est la caractéristique d'un polyèdre qui lui est homéomorphe.
Un cube et un cube troué, respectivement homéomorphes à une sphère et à un tore.
Pour calculer la caractéristique d'Euler d'une sphère, on peut prendre par exemple le cube ou le tétraèdre. Dans le cas du cube, on a F=6, A=12 et S=8, d'où χ(S2)=6-12+8=2.
Pour calculer celle d'un tore, on peut prendre un cube troué, ce qui donne F=16, A=32 et S=16, d'où χ(T2)=16-32+16=0.
La sphère et le tore n'ont pas la même caractéristique d'Euler !
#14 : les complexes simpliciaux
Une surface, ça se triangule : on peut toujours la découper en petits triangles. Comme on fait de la topologie et que ces triangles ne ressemblent pas forcément à des triangles (mais plutôt à 3 points reliés par des courbes), on leur donne plutôt le nom de simplexe. Une surface, donc, ça se découpe en simplexes.
Un tel découpage forme un complexe simplicial si les triangles ne s'intersectent que le long d'une seule face ou d'un seul point. Du coup, on peut chercher le plus petit complexe simplicial de la sphère et du tore.
Le plus petit complexe simplicial de la sphère, c'est celui qui est homéomorphe à un tétraèdre, qui comporte 13 éléments (4 points, 6 arrêtes et 4 faces. Le plus petit complexe simplicial du tore, c'est le polyèdre de Császár, à 42 éléments (7 sommets, 21 arrêtes et 14 faces)).
#15 : l'homologie simpliciale
Et si on utilisait les complexes simpliciaux pour faire des calculs algébriques ? On a qu'à dire que l'ensemble des faces, des segments et des points forment chacun un groupe additif (notés respectivement C2, C1 et C0). Et puis, on définit des applications entre ces ensembles, notées ∂ (le "morphisme de bord"), et on dira que ∂[a,b]=[b]-[a] (l'image d'un segment, c'est la différence de ses points - puisqu'on a dit qu'on avait le droit d'additionner ou de soustraire des points). L'image d'un triangle [a,b,c], c'est une somme sur ses arrêtes : [a,b,c]=[a,b]-[a,c]+[b,c].
Par linéarité, on a des morphismes ∂2:C2→C1 et ∂1:C1→C0, ce qui permet de définir les espaces d'homologie par Hi=Ker(∂i) / Im(∂i+1).
Le reste, c'est qu'une affaire de calculs algébriques, qui permettent de déduire les espaces d'homologie simpliciale de la sphère et du tore :
H2(S2) = ℤ ; H1(S2) = 0 ; H0(S2) = ℤ
H2(T2) = ℤ ; H1(T2) = ℤ×ℤ ; H0(T2) = ℤ
Vous avez vu ? Ils n'ont pas les mêmes espaces d'homologie. Ca veut dire que la sphère et le tore, c'est pas pareil...
#16 : l'homologie singulière
C'est comme l'homologie simpliciale, mais en pas pareil. Mais la conclusion est la même : une sphère et un tore n'ont pas les mêmes espaces d'homologie...
#17 : l'homologie cellulaire
C'est comme l'homologie simpliciale et l'homologie singulière, mais en pas pareil.
#18, #19, #20 : l'homologie à coefficient dans ℝ
Tiens, pourquoi on calcule l'homologie sur ℤ alors qu'on peut la faire sur ℝ ? Ca permet toujours de donner 3 nouvelles raisons...
#21, #22, #23 : l'homologie à coefficient dans ℤ2
Et sur ℤ2... Bien oui, pourquoi pas sur ℤ2 ?...
#24 : les fonctions de Morse
Et si on regarde comment se comportent les fonctions sur nos deux objets ? Je parle de fonctions simples, celles à valeurs dans ℝ. La plupart d'entre elles sont appelées fonctions de Morse : leurs dérivées peuvent s'annuler, mais jamais trop. L'exemple le plus simple, c'est l'exemple de la fonction hauteur.
Il faut ensuite regarder où sont les points critiques. Dans le cas des surfaces de dimension 2, ce sont les maxima (locaux), les minima (locaux) et les points selles.
Prenons une sphère, par exemple, et la fonction hauteur : elle a un maximum et un minimum. 2 points critiques.
La même fonction sur le tore fait apparaître plus de points critiques : un minimum, un maximum et 2 points selles.
Les lignes de niveaux de la fonction hauteur laissent apparaitre 2 points particuliers sur la sphère, mais 4 sur le tore. C'est toujours comme ça avec les fonctions de Morse.
En fait, c'est le cas avec n'importe quelle fonction de Morse : sur une sphère, elle aura toujours au moins 2 points critiques, contre 4 sur un tore : ce sont deux objets bien différents !
#25, #26, #27, #28 : l'homologie de Morse
Prenez votre beignet et trempez-le dans de la crème anglaise. Quand on le ressort, la crème anglaise coule sous la gravité. Mais pas n'importe comment : en coulant, le flot de crème anglaise forme des trajectoires, qui vont d'un point critique à un autre point critique.
Avec les points critiques, on fait des groupes. Les lignes de trajectoire permettent de définir un morphisme de bord, qui permet de définir une homologie... Du coup, on peut définir homologie de Morse :
H2(S2) = ℤ ; H1(S2) = 0 ; H0(S2) = ℤ
H2(T2) = ℤ ; H1(T2) = ℤ×ℤ ; H0(T2) = ℤ
Quoi, ça ne fait qu'un seul argument ? C'est parce que je n'ai pas précisé qu'il y a aussi des complexes de Morse sur ℤ2, sur ℝ, sur ℝ en tordant les coefficients par l'orientation...
#29, #30, #31, #32 : la cohomologie de Morse
Hey, il se passe quoi si on prend la même fonction de Morse, mais à l'envers ?...
H2(S2) = ℤ ; H1(S2) = 0 ; H0(S2) = ℤ
H2(T2) = ℤ ; H1(T2) = ℤ2 ; H0(T2) = ℤ
Ah oui, ça change tout, le chiffre à côté du H est plus en bas, mais en haut...
#33 : la cohomologie de De Rham
Hey, et si on faisait de l'homologie avec les formes différentielles, en prenant pour morphisme de bord la dérivée extérieure ?... Ça, c'est une bonne idée !
#34 : les nombres de Betti
En fait, quelle que soit la façon dont on calcule l'homologie, on trouve toujours, à peu de choses près, la même : quelque chose qui ressemble à ℤn (avec parfois des éléments de torsion, qui ne nous intéressent pas dans le cas présent). Le k-ième nombre de Betti, c'est tout simplement le rang du k-ième espace d'homologie, qui permet de résumer en très peu de symboles tout ce qu'on a fait jusqu'alors :
b2(S2) = 1 ; b1(S2) = 0 ; b0(S2) = 1
b2(T2) = 1 ; b1(T2) = 2 ; b0(T2) = 1
Remarquons au passage que la caractéristique d'Euler d'une surface est donnée par la formule χ=b2-b1+b0.
#35 : le polynôme de Poincaré
Et si on fabriquait un polynôme à partir des nombres de Betti ! Puisqu'ils n'ont pas les mêmes nombres de Betti, ils n'ont pas le même polynôme de Poincaré. Et puisqu'ils n'ont pas les mêmes polynômes de Poincaré...
PS(X) = 1 + X2
PT(X) = 1 + 2X + X2
#36, #37, #38, #39 : divers
J'oublie forcément des arguments évidents, donc je garde cet espace pour en ajouter, au cas où...
#40 : le nom
Vous avez remarqué ? Le tore et la sphère n'ont pas le même nom. Il doit surement y avoir une bonne raison...
Sources :
Les images proviennent principalement de wikipédia : là, là, là, là et là