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Choux romanesco, Vache qui rit et intégrales curvilignes
25 octobre 2011

La rocambolesque histoire de l'équation quintique

Il a vécu moins longtemps que James Dean, et pourtant, il aura eu le temps de rater deux fois l'entrée à Polytechnique (une sombre histoire de chiffon jeté à la tête de l'examinateur), de faire de la prison et de révolutionner l'histoire de l'algèbre avec des travaux qui auront été perdus par Cauchy (1830), snobés par Poisson (1830) et retrouvés par hasard par Liouville (1843). Lui, c'est Évariste Galois, le mathématicien le plus romantique de l'histoire de France. S'il n'avait pas bêtement accepté en 1832 un duel perdu d'avance pour défendre son honneur aux yeux d'une "infâme coquette", il aurait fêté ses 200 ans... aujourd'hui !

2011, c'est donc l'année Évariste Galois, il est donc temps de parler de ces histoires d'équations polynomiales résolubles par radicaux (attention : cet article ne parlera pas de groupes, et encore moins de groupes de Galois).

Soyons précis dans les termes :
- équation : le problème mathématique dans sa forme la plus pure : une (des) inconnue(s), une (des) (in)égalité(s) et du temps devant soi.
- polynôme : une somme de monômes, un monôme étant le produit d'un nombre par une puissance de l'inconnue... Bref, un polynôme, c'est un truc comme x2-63x+882 (degré 2) ou comme x3-39x2-124x-84 (degré 3)...
- équation polynomiale : le mélange des deux, un problème du grenre "résoudre x2-63x+882=0" ou "résoudre x3-39x2-124x-84=0".
- résoluble par radicaux : une équation polynomiale est résoluble par radicaux si la solution peut être donnée par une formule faisant intervenir seulement les opérations de bases (addition, soustraction, multiplication, division, racines). On ne veut pas d'exponentielles ou de trucs qui font intervenir l'infini, mais on veut des solutions exactes.

Deuxième degré
La difficulté d'un problème polynomial vient de son degré (la plus grande puissance de l'inconnu).
Les problèmes de degré 1 (du genre ax+b=0) sont au programme du collège, et se résolvent sans difficulté en isolant l'inconnue.
Les problèmes de degré 2 (du genre ax2+bx+c=0), eux, sont réservés au lycéens. Pour les résoudre, on applique bêtement la formule x = [-b±√(b2-4ac)]/2a.

Les problèmes polynomiaux existent depuis la nuit des temps, et apparaissent par exemple dans des problèmes de partage de terre. Du coup, les méthodes pour les résoudre existent depuis tout autant de temps.
Si on cherche du côté des mathématiques babyloniennes (2000 ans av J.-C.), on retrouve déjà des problèmes de degré 2. Pour résoudre un problème comme "11x+2x2=21", pas d'utilisation de formules toutes faites (de toute façon, les formules n'avaient pas encore été inventées), mais de recettes concotées par les sages : "Tu poses 11 et 2, tu multiplies 2 par 21, tu fractionnes en deux 11, tu multiplies le résultat par le résultat, etc.". L'esprit de la formule donnant la solution des équations polynomiales de degré 2 était déjà là.

Troisième degré
Bref : les problèmes de degré 2 ("problèmes quadratiques") se résolvent facilement, mais ceux de degré 3 (les "problèmes cubiques") ? On peut parler de Omar Khayyam qui résolvait graphiquement les problèmes du genre x3+px=pq par intersection de coniques, mais solution approchée n'est pas solution exacte.

 

intersection_coniques
La solution de x3+px=pq est à l'intersection du cercle d'équation x2+y2=qx et de la parabole d'équation x2=py

Des formules permettant de résoudre les équations polynomiales apparaissent en fait pour la première fois en 1545, dans l'Ars Magna de Jérôme Cardan (en V.O., Girolamo Cardano) : les formules de Cardan. Pour résoudre l'équation x3+px+q=0, on regarde le signe du discriminant Δ=q2+4p3/27. Dans le cas positif, l'unique solution réelle de l'équation est donnée par :

Cardan_deg_3

Les solutions dans le cas Δ négatif, les solutions complexes et les solutions de l'équation générale ax3+bx2+cx+d=0 ne sont qu'une variation de cette formule. Dans le cas Δ négatif, l'équation a trois solutions réelles, mais la formule oblige a utiliser des abominations comme √-1, ce qui a marqué la naissance des nombres complexes.

Bien que les formules portent le nom de Cardan, on ne peut pas vraiment dire qu'il les mérite. La vérité est toute autre.
Tout commence avec Scipione del ferro, prof de maths à l'université de Bologne au début du XVIe siècle, qui découvre un beau jour une formule permettant de résoudre les problèmes x3=px+q et x3+q=px (deux problèmes très différents, puisque les nombres négatifs n'existent pas encore). Histoire de ne pas détruire les concours annuels de résolution de problèmes de degré 3, il préfère ne pas publier ses trouvailles. Il transmet tout de même son savoir à deux personnes : son gendre (Hannial Nave) et un de ses étudiants (Anton del Fiore) (bien que personne ne sache vraiment dans quelles conditions la formule a été transmise).
Del Fiore profite alors de sa formule secrète pour lancer des défis mathématiques à ses confrères mathématiciens (les défis ressemblent à "cap ou pas cap de résoudre  x3=px+q"). En 1531, Niccolo Fontana (aka Tartaglia, "le bègue") relève le grand défi : résoudre en moins de 40 jours une liste de 30 équations cubiques, récompense à la clé. Après avoir perdu beaucoup de temps à chercher à tâtons les solutions, il finit par découvrir de lui-même la formule secrète, et expédie en quelques heures les 30 problèmes de Fior. Par honneur, Tartaglia refuse la récompense (30 banquets), mais ne révèle pas la formule secrète (pas fou, il pourrait gagner encore beaucoup de défis mathématiques).
Pendant ce temps, Cardan, prof de médecine, observe de loin le défi entre Del Fiore et Tartaglia. Voulant en savoir plus, il contacte Tartaglia pour connaître son secret, qui lui demande gentiment de se mêler de ce qui lui regarde. Cardan insiste alors, et finit par obtenir de Tartaglia la formule en question (transmise sous la forme d'un poème) en échange d'une lettre de recommandation auprès du marquis (qui lui sera totalement inutile). Il promet toutefois de ne la divulguer à personne... promesse qu'il tiendra jusqu'en 1545, date de publication de l'Ars Magna (il délie sa promesse en découvrant que Tartaglia n'était même pas le premier à trouver cette formule). La formule devient alors "formule de Cardan", et il récolte toute la gloire. Tartaglia a bien tenté de faire éclater le scandale, mais sans jamais vraiment être pris au sérieux (faut-il rappeler que Tartaglia signifie "bègue" ?...).

Quatrième degré
Une formule pour les équations de degré 4 (équation quartique) est rapidement découverte par Ludovico Ferrari (élève de Cardan). Ainsi, pour résoudre une équation quartique de la forme x4+px2+qx+r=0, on cherche les trois solutions z1, z2 et z3 de l'équation cubique z3+2pz2+(p2-4r)z-q2, les quatre solutions sont alors :

Cardan_deg_4

Petite ambiguïté : ici, √zi est l'un des deux nombres dont le carré est zi. Il y en a deux, et l'un des deux ne fonctionnera pas...

La moralité de tout ça, c'est que n'importe quelle équation polynomiale de degré 2, 3 ou 4 admet des solutions (réelles ou complexes) que l'on peut écrire avec les opérations de bases de l'algèbre. On dit que ces polynômes sont résolubles (par radicaux).

Rien ne dit cependant que les équations seront faciles à résoudre. Par exemple, la plus petite solution réelle de l'équation x4-10x+5=0, qui vaut environ 0.5, vaut en fait ceci.

Cinquième degré
Et les équations quintiques, celles de la forme ax5+bx4+cx3+dx2+ex+f=0, sont-elles résolubles ? Puisque les équations de degrés plus petits le sont, pourquoi pas elles aussi ? Surtout que certaines équations comme x5-a=0 peuvent être résolues sans aucune difficulté.

Oui, mais pas toutes, et c'est l'objet du théorème d'Abel-Ruffini (1828) : la solution de certaines équations de degré 5 ne peut s'écrire facilement. Ainsi, on peut facilement vérifier graphiquement que l'équation x5-10x+5=0 admet une solution proche de 0.503, mais il est rigoureusement impossible d'écrire ce nombre en utilisant seulement des symboles standards de l'algèbre !

L'histoire de l'impossibilité de résoudre une équation quintique est elle aussi pleine de rebondissements. Elle commence avec Lagrange au XVIIIe siècle, qui commence à émettre quelques doutes sur l'existence d'une formule pour le degré 5. En 1799, Paolo Ruffini (1802-1829) (encore un italien) se plonge dans les travaux de Lagrange, et termine ce qu'il a commencé. La réception critique de son livre fut loin d'être dithyrambique : au mieux, son travail a été considéré comme anecdotique... Niels Abel, mathématicien norvégien, tente de percer là où Ruffini a échoué, en écrivant en 1824 une preuve un peu plus détaillée de ce que l'on appellera plus tard le théorème d'Abel-Ruffini. La réception critique sera la même, il a par exemple été brillamment ignoré par Gauss (qui n'a même pas pris la peine d'ouvrir son courrier). Abel ne sera reconnu qu'en 1830, quand Cauchy retrouve par hasard le manuscrit d'Abel, un an après sa mort due à la tuberculose...
Il faut tout de même avouer que, à l'époque, il importait plus de calculer ces racines de manière précise que d'en avoir une formule exacte et inutilisable...
C'est là que Evariste Galois (1811-1832) intervient, pour boucher les derniers trous du théorème d'Abel, en donnant les méthodes permettant de savoir si un polynôme est résoluble ou non. L’accueil de ses travaux est semblable a celui de ses prédécesseurs : complètement incompris.

Heureusement, Liouville retrouvera par hasard les notes de Galois, et la success story de Galois commence enfin, puisqu'il est aujourd'hui considéré comme l'un des pères de l'algèbre moderne, comme la figure du génie incompris mort beaucoup trop tôt et comme le symbole du beau gosse prêt à mourir pour prouver son amour.

Cette histoire a donc plusieurs morales :
- quand on est un mathématicien bègue et prétentieux, ne pas faire confiance à des types qui disent connaître le marquis.
- quand on est un mathématicien incompris, faire attention aux épidémies de tuberculose.
- quand on est un mathématicien incompris et prétentieux, ne pas s’amouracher de n'importe qui.
- quand on est un lycéen, ne pas utiliser le théorème d'Abel pour légitimer le fait de ne pas avoir fait ses exercices ("Mais, m'sieur, de toute façon, le théorème d'Abel dit que vos exercices sont trop durs !").

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Commentaires
B
Ce Cardan avait, dans une crise de colère noire, coupé une oreille à son propre fils !,
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C
@Robyn Slinger et à tous le monde d'ailleurs:<br /> La formulation est pompeuse mais la question n'est pas si dure à comprendre (et j'espère intéressante)<br /> Si on considère la relation d'équivalence xRy sur les réels vraie lorsqu'il existe une expression A avec radicaux et ne faisant intervenir que des constantes entières tel que x = A(y) je me demande combien il y a de classes d'équivalence dans l'ensemble E(n) des réels solution d'un polynôme de degrés n à coefficients entiers ou fractionnaire.<br /> <br /> Pour n<=4 on sait que c'est 1.<br /> Pour n=5 on sait au c'est au moins 2 et je me demande dans un premier temps si ce nombre est fini.
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R
@Clydevil: By Jove, je me suis toujours demandé exactement la même chose ! (Ça, et de savoir que devient le théorème de Fermat pour les entiers de Gauss.)
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C
Je me suis toujours demandé si (et combien au minimum) on pouvait ajouter quelques fonctions dans notre jeu des opérations usuelles faisant en sorte que les solutions des équations quintiques soient expressibles avec le nouveau jeu. Vous avez vu quelque chose la dessus?
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C
Pour répondre à RuBisCO, je me souviens en terminal S (il y à... mon dieu... 8 ans déjà) mon prof de maths aimais digresser des cours entiers sur des anequedotes de ce genre.<br /> Il nous raconta la vie tragique de Galois relaté ci-dessus, ou de Neper qui passa quelques soirées sur les logarithmes de 1 à 1000 avec 14 décimales...<br /> <br /> Et oui, certes, c'est probablement le genre de cours qui manquent, pour qui s'intéresse aux sciences.
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