Morphogénogenèse
Pourquoi les zèbres sont zébrés ? Pourquoi les léopards sont tachetés ? Pourquoi les girafes ont-elles ces motifs géométriques ? Pourquoi les éléphants sont unis ? Quel rapport avec le mathématicien Alan Turing ?
L'informatique théorique (La machine de Turing), la cryptanalyse (le décryptage de Enigma), l'intelligence artificielle (les tests de Turing)... Révolutionner autant de domaine, c'est beaucoup pour un seul homme. Mais dans les dernières années de sa vie, Alan Turing s'est lancé sur un nouveau terrain : celui de la biochimie ! Dans les années 1950, Turing s'intéresse aux hydres, animaux de la famille des anémones qui se dédoublent quand on leur coupe un membre. Cette passion pour les cnidaires remonte à l'enfance de Turing, avec le livre Natural Wonders Every Child Should Know qui aurait éveillé sa vocation de scientifique. En observant leur regénération, Turing finira par écrire The Chemical Basis of Morphogenesis, en 1951. Dans cet article qui marque la naissance de l'étude de la morphogenèse, il s'attaque mathématiquement à la question de l'origine des motifs présents chez certains animaux. Il pressent l'existence de morphogènes, des substances non identifiées dont l'interaction provoquerait les motifs observables.
Hydra viridis kavaii
Toutes les panthères ont des taches similaires, mais chaque panthère a son propre motif. De plus, et tout le monde le sait, "le polyallélisme d'un gène s'exprime par la diversité phénotypique des individus". Autrement dit, le gène responsable des taches existerait en autant d'exemplaires qu'il existe de pelages différents... L'idée est séduisante, mais il est difficile d'envisager que le génome des panthères ait en mémoire tous les motifs possibles.
Cet article est surtout un prétexte pour mettre de jolies photos d'animaux sur mon blog
Turing a une bien meilleure idée : les motifs sont le fruit d'un habile mélange entre déterminisme (les panthères ont des motifs similaires...) et aléatoire (...mais tous différents). Ce ne sont pas les motifs qui sont mémorisés dans le génome, mais seulement la dynamique de leur création. On s'approche doucement de la théorie du chaos, qui émergera vraiment dans les années 70.
Concrètement, comment se formeraient ces motifs ? Le modèle postulé est celui de "réaction-diffusion". Nous avons pour cela besoin de deux substances, les "morphogènes" (on se moque de leurs compositions exactes, l'important est de supposer leur existence) : un activateur A et un inhibiteur I. L'activateur A sera le responsable de la coloration de la peau (mélanine, toussa).
Réaction :
- A s'autocatalyse (plus il y a de A, plus il y a de A)
- I est catalysé par A mais ralentit sa production.
Diffusion :
- Tout ce beau monde se diffuse dans le tissu, mais I est plus rapide que A.
Au départ, A et I sont répartis de manière homogène dans l'ensemble du tissu, mais le mouvement aléatoire des molécules va briser l'équilibre de cette répartition, produisant de légers excès de A en certains points. C'est à ce moment-là que le système dynamique s'emballe ! En ces points, la production de A (et donc, de I) va s'intensifier. Des pics de concentration se forment et se diffusent ; puisque I s'étale plus vite que A, la production de A ne sera inhibé que sur les bords de ce pic. Des îlots de A se forment alors, qui donneront naissance aux taches du léopard.
Pour résumer simplement : les motifs émergent à partir de rien !
Mathématiquement, ces phénomènes se schématisent par l'équation suivante :
A(x,t) et I(x,t) désignent les concentrations d'activateur et d'inhibiteur.
En bleu, la réaction : A2 correspond à la catalyse par A, 1/I correspond à l'inhibition par I.
En rouge, la diffusion : I diffusant plus vite que A, on a DI>DA.
En vert, d'autres phénomènes entrant en jeu. Le terme linéaire désigne la dégradation naturelle des composants (µI>µA), le terme constant assure la présence des composants.
Les ordinateurs d'aujourd'hui permettent de visualiser concrètement les équations ci-dessus. On s'aperçoit alors qu'elles expliquent aussi bien les rayures du zèbres que les taches du léopard ou du guépard. Ce n'est qu'une histoire de constantes variant d'une espèce à une autre.
Différents motifs obtenus à partir des équations de Turing, en faisant varier les paramètres entrant en jeu. Rappellons que Turing n'avait pas d'ordinateurs à disposition pour tester ce qu'il avançait.
Ces différentes constantes peuvent varier en fonction...
- de la taille de l'embryon lors de la formation des motifs, ce qui explique les différences entre zèbres et guépards. Ceci explique également que l'one voit jamais de souris tachetés ou d'éléphants zébrés !
- de la forme de l'embryon, ce qui permet d'expliquer que le guépard soit rayé au niveau de la queue.
Miiiaou !
Jusqu'à présent, les morphogènes n'ont jamais pu être mis en évidence expérimentalement, si bien que le modèle de Turing n'est qu'un modèle. Mais quand un seul principe explique à la fois les taches des girafes, les rayures des zèbres, les motifs des coquillages, les formes des anémones ou la formation de la dentition humaine, on a tendance à le valider les yeux fermés !
Sources (entre autres) :
The Chemical Basis of Morphogenesis, Alan Turing - l'article original de Turing
Turing, l'ordinateur et la morphogenèse, Jean Lassègue
Table ronde sur la morphogenèse, Jean Petitot
Images :
La panthère : Amur Leopard (1970226951)
Le zèbre : Equus quagga boehmi (foal)
Turing Patern : Kondo S, & Miura T (2010). Reaction-diffusion model as a framework for understanding biological pattern formation
Le guépard : Gepard soemmeringii