Plat comme un tore
Au début des années 50, John Nash annonce qu'il a résolu le problème du plongement isométrique des variétés riemanniennes. Devant l'engouement provoqué par cette annonce, il se met au travail pour résoudre réellement le problème en question. Il revient en 1954 avec la solution, Nash est un génie, on lui remet le prix Nobel. Fin du game.
Enfin, pas tout à fait. On avait la théorie, mais pas encore d'exemple. Depuis mars dernier, c'est chose faite ! Non seulement, l'exploit est français, mais en plus, il est particulièrement joli !
Nash l'a rêvé, Borrelli l'a fait !
Tore plat vs tore pas plat
Un tore, on a tous une vague idée de ce que c'est : un tube refermé sur lui-même, la forme d'un beignet, d'une chambre à air ou d'une bouée.
Un tore. Bleu.
Pour un topologue, le tore n'a pas besoin d'être en volume pour exister. On le représente le plus souvent par un carré où les côtés opposés sont identifiés. Quand on sort du côté droit du carré, on se retrouve du côté gauche, quand on sort par le haut, on arrive en bas, etc. C'est typiquement le genre d'espace où progresse le vaisseau de Asteroids. On parle souvent de Pac Man comme le symbole d'un personnage évoluant dans un univers torique, mais il n'en est rien : il évolue dans un monde cylindrique !
Un astéroïde qui disparaît sur la droite réapparaîtra à gauche. Telles sont les lois des mondes toriques.
On peut passer de la représentation plate à la représentation en volume par l'opération qu'un mathématicien appellerait un "plongement". Dans le cas du tore, on commence par plier le carré en cylindre, puis on le replie sur lui-même (ce qui demande une certaine élasticité au papier).
Les deux représentations les plus communes d'un tore.
Le parallèle rose et le méridien rouge du tore 3D correspondent aux paires de flèches du tore carré.
Un soucis subsiste : quand on passe de cette façon d'un tore plat à un tore en volume, on doit mettre de côté l'aspect géométrique. Si le plongement s'était mieux passé, les cercles rose et rouge auraient été de longueur identique. L'idéal, ça serait un plongement qui respecte les longueurs. Mais existe-t-il vraiment un moyen de représenter un tore en 3D tout en gardant les longueurs de départ ? Autrement dit, existe-t-il un plongement isométrique ?
En fait, il existe un argument assez simple qui montre qu'un tel plongement ne peut pas exister ! Un tore carré, par essence, c'est plat (courbure nulle), contrairement à un objet tridimensionnel qui peut difficilement être plat partout (courbure non nulle). Quand on sait qu'une transformation (deux fois dérivable) qui ne touche pas aux longueurs ne peut pas toucher à la courbure, on en déduit l'inexistence de plongements isométriques. A moins que...
Flashback
Revenons en 1854. Bernhard Riemann, préparant sa thèse, met le doigt sur ce qui deviendra plus tard la "géométrie Riemannienne". En introduisant le concept de variété (une surface de dimension quelconque pouvant exister ailleurs que dans ℝn, c'est le cas de notre tore plat carré), il montre qu'en topologie, il n'y a pas que la forme qui compte, il y a aussi les distances. Du coup, il trouve le moyen de définir la longueur d'une courbe sur une sphère, un tore ou n'importe quoi d'autre (même de dimensions supérieures).
Riemann bloque tout de même sur une question : peut-on représenter ce tore dans un espace quadridimensionnel (ou plus) sans toucher aux longueurs ? (Enfin, la question portait plutôt sur les variétés riemanniennes de manière générale, mais le problème est le même).
Cent ans plus tard, John Nash rentre en jeu. Incarné au cinéma par Russell Crowe (Un homme d'exception, 2001), il est surtout célèbre pour être l'un des rares mathématiciens récompensé d'un prix Nobel, en 1994. D'accord, le prix d'économie n'est pas vraiment un prix Nobel, mais ça y ressemble beaucoup. Le fait qu'il ait été diagnostiqué schizophrène en 1959 entretient la légende du génie à la frontière de la folie.
En 1954, après avoir révolutionné la théorie des jeux (d'où le Nobel), il s'intéresse au problème de Riemann. En créant des méthodes inédite en géométrie, Nash montre que les plongements isométriques existent bel et bien. Et ils sont même très nombreux. En particulier, il est possible de transformer un carré plat en un tore tridimensionnel sans toucher aux distances, ce qui a de quoi choquer l'intuition. Évidemment, il ne faut pas être trop regardant sur la régularité de ce plongement, mais c'est le prix à payer pour toucher du doigt l'impossible.
Si ces plongements n'avaient pas été découvert plus tôt, c'est parce que leur nature défie complètement l'entendement. Du coup, pour réellement saisir la forme d'un tore qui conserverait la géométrie d'un carré, le mieux serait de le visualiser.
Oui, mais les travaux de Nash ne permettent pas de manipuler ces objets, et encore moins de les représenter. La situation est frustrante : on sait qu'ils existent, mais on ne peut pas les imaginer ! Il faudra attendre les travaux de Mikhaïl Gromov dans les années 80, qui propose de nouveaux outils pour appréhender ces plongements isométrique : "l'intégration convexe" et le "h-principe" (qui lui rapporteront le prix Abel en 2009). Étonnamment, personne à l'époque n'a pensé à utiliser cette mécanique pour les visualiser...
Ce n'est qu'en ce début d'année 2012 que l'on a pu voir pour la première fois un tore plat. C'est en fait la finalité du projet Hévéa ("H-principe, visualisation et applications"), monté par des mathématiciens et informaticiens français de Lyon et de Grenoble. L'objectif aujourd'hui accompli du projet était de traduire algorithmiquement l'intégration convexe, ce qui a tout de même nécessité plusieurs années de travail.
Dessine-moi un tore plat
Finalement, comment fait-on pour réaliser un tore plat en 3D ? Pour cela, on commence par plonger toriquement notre carré dans ℝ3 comme on le fait d'habitude. Ce plongement n'a rien d'isométrique, bien au contraire.
Flat torus : 0 % done
Du coup, il faut corriger ce défaut d'isométrie. En particulier, il faut augmenter la longueur des méridiens pour qu'elle s'approche de celle d'un parallèle (on s'occupera dans un deuxième temps de normaliser ces parallèles). Pour cela, il faut générer une série de vagues à la surface du tore, les "corrugations" (ici au nombre de 12).
Flat torus : 50 % done
En poursuivant le processus en choisissant intelligemment les directions et la fréquence des oscillations, on réduit les défauts d'isométrie. Après un nombre infini d'étapes, on obtiendra un tore plat parfaitement isométrique. Les corrugations diminuant en amplitude au fil des itérations, les transformations finissent par devenir imperceptibles. On peut en fait s'arrêter après la cinquième étape.
Flat torus : 75 % done
Mais nos vaillant chercheurs français ne comptent pas s'arrêter à ce fractale lisse (!). Il leur reste tout un bestiaire de curiosités topologiques sans représentation graphique à affronter. On peut citer par exemple la sphère de Nash-Kuiper (une sphère isométriquement déformée qui tient dans une sphère plus petite) ou le plongement isométrique d'espaces hyperboliques. Mais l'intégration convexe de Gromov, et donc les travaux de l'équipe de Borrelli, trouvent aussi des applications dans la résolution d'équations aux dérivées partielles. C'est en fait plusieurs domaines des mathématiques qui peuvent maintenant passer dans le domaine des mathématiques appliquées !
Le tore plat, vu de l'intérieur
Sources :
Le site du projet Hévéa, d'où proviennent la majorité des illustrations de cet article.