Deux (deux ?) minutes pour l'hypothèse de Riemann
Elle m'a pris du temps, mais voici enfin une nouvelle petite vidéo où il est question du "problème mathématique le plus difficile du monde".
Deux (deux ?) minutes pour... l'hypothèse de Riemann
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En 1859, Bernhard Riemann publie “Sur le nombre de nombres premiers inférieurs à une quantité donnée”, un article de théorie des nombres où il évoque pour la première fois la question des points d’annulation d’une certaine fonction. Cette question lui semble sur le moment intéressante, mais pas au point de creuser davantage le sujet. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il vient de poser la première pierre à la question encore ouverte la plus importante de toutes les mathématiques, mise à prix aujourd’hui à un million de dollars et sur laquelle plusieurs générations de mathématiciens se sont cassés les dents : l’hypothèse de Riemann. Si vous vous êtes toujours demandé quel est le plus difficile des problèmes auxquels les mathématiciens ont affaire, ça tombe bien, j’ai deux minutes pour en parler.
Quand on veut résumer la question, tout bon mathématicien vous dira sans sourciller que l’hypothèse de Riemann conjecture que les zéros non triviaux de la fonction ζ ont une partie réelle égale à ½. L’information est exacte, mais on est pas plus avancé. Qu’est ce qu’un zéro non trivial ? C’est quoi cette histoire de partie réelle ? Et surtout, c’est quoi cette fonction ζ ?
L’hypothèse de Riemann est considérée comme l’un des problèmes les plus difficiles des mathématiques, et présente aussi le défaut d’être plutôt ardu à expliciter. Je présente donc d’avance mes excuses aux néophites : je vais parler de fonctions complexes, de sommes infinies et probablement de nombres premiers, il est donc possible que certains détails vous passent complètement au-dessus de la tête. Mes excuses également aux experts : je ne vais aborder que les grandes lignes, juste pour donner l’idée de la question posée par l’hypothèse, rien de plus.
L’histoire débute en 1734, lorsque Leonhard Euler, encore lui, s’intéresse à un problème connu aujourd’hui sous le nom de “problème de Bâle”. Bâle, comme la ville, pas comme celle du tennis. La question est de savoir à combien est égale la somme infinie des inverses des carrés, c’est à dire, combien vaut la somme 1 + ¼ + 1/9 + 1/16 + 1/25 + …. Quand on calcule cette somme avec seulement quelques termes, on trouve successivement 1 puis 1.25, puis 1.36, puis 1.42, et ainsi de suite. Ce que l’on est capable de dire à l’époque, c’est que cette somme infinie a un résultat qui n’est pas infini, mais impossible de dire à combien cela peut bien être égal. Heureusement, Leonhard Euler a une intuition assez dingue, et détermine le résultat de cette somme, avec un tour de passe-passe assez audacieux : il applique à la fonction sinus une propriété qui n’est normalement vraie que pour les polynômes. Enfin bref. Sa conclusion : cette somme est complètement égale à π²/6, soit un peu plus de 1.64. Avant lui, personne n’aurait pu imaginer l’intrusion du nombre π dans ce calcul n’ayant semble-t-il aucun rapport avec les cercles. Sa démonstration n’est sur le moment pas très rigoureuse, mais c’est tout de même une véritable prouesse d’en avoir déterminé la valeur exacte.
Euler ne s’arrête pas en si bon chemin et poursuit ses investigations sur les sommes d’inverses de puissances, et trouve, par exemple, que la somme infinie 1 + 1/16 + 1/81 + 1/256 + ..., c’est à dire, la somme des inverses des puissances 4, est égale à π⁴/90. Il trouve aussi que la somme des inverses des puissances 6 est π⁶/945. En fait, il trouve une formule pour toutes les puissances qui sont paires.
Par contre, pour les puissances impaires, il bloque complètement, mis a part pour la puissance 1. Dans ce cas de figure, la somme des inverses des nombres à la puissance 1 n’est autre que la somme infinie 1 + ½ + ⅓ + ¼ + ⅕ + …, autrement dit, la série harmonique que j’avais évoqué dans ma vidéo sur l’escargot de Gardner. Cette somme là ne peut pas valoir autre chose que l’infini.
Pour la somme 1 + 1/8 + 1/27 + 1/64 + …, c’est à dire, la somme des inverses des cubes, Euler ne trouve aucune formule pratique. Il faut dire que, aujourd’hui, presque 300 ans plus tard, on n’en sait pas tellement plus que lui. On peut seulement dire que cette somme vaut environ 1.202, et on sait depuis 1977 que ce nombre n’est pas rationnel, c’est à dire qu’il n’est pas égal à une fraction de deux entiers. Ce nombre semble avoir bien d’autres propriétés interessantes, mais elles restent aujourd’hui inatteignables.
Pour évoquer toutes ces découvertes sous une même bannière, Bernhard Riemann invente la fonction ζ. La fonction ζ est la fonction qui associe à un nombre s la somme infinie des inverses des puissances de s. Ainsi, on peut dire que ζ(2) = π²/6, que ζ(3) vaut environ 1.202, que ζ(4) = π⁴/90. On peut même dire que ζ(1) = ∞.
On peut faire le lien entre ce résultat ζ(2) = π²/6 et le fait que la probabilité que deux nombres entiers choisis au hasard soient premiers entre eux soit 6/π² (théorème de Cesàro). Ce n'est pas du tout un hasard, puisque, moyennant la formule d'Euler explicité dans la suite de la vidéo, la démonstration du théorème de Cesàro fait intervenir la fonction ζ.
Rien n’empêche non plus de calculer ζ pour des valeurs non entières. Par exemple, ζ(1.5), qui vaut 1 + 1/(2^1.5) + 1/(3^1.5) + …, vaut dans les 2.61.
En fait, cette formule de ζ permet de donner une image à n’importe quel nombre plus grand que 1.
Pour les nombres plus petits que 1, c’est autre chose. Par exemple, si on cherche à calculer ζ(0), on se retrouve à devoir calculer la somme infinie 1+1+1+1+1…, qui est naturellement égale à l’infini. Si on cherche à calculer ζ(-1), c’est la somme infinie 1+2+3+4+5+... que l’on se retrouve à devoir calculer, qui est bien entendue elle aussi égale à l’infini. Comment pourrait-elle l’être autrement, de toutes façons ?... En fait, pour n’importe quelle valeur inférieure à 1, l’expression de ζ aboutira à un résultat infini. Cette fonction ζ ne semble donc intéressante que lorsqu'elle est calculée pour les nombres réels strictement plus grands que 1.
Mais il y a quand même quelque chose à creuser là-dessous. Que se passe-t-il si l’on cherche à évaluer cette fonction ζ sur les nombres complexes ? En schématisant grossièrement, les nombres complexes sont une sorte de nombres qui se situeraient non plus sur l’axe des nombres réels, mais sur un plan à 2 dimensions. Un nombre complexe peut donc être identifié à un point de ce plan complexe, mais il s’agit bien de nombres sur lesquels on peut faire les opérations habituelles : additions, soustractions, multiplications, divisions, etc. On appelle partie réelle d’un nombre complexe l’abscisse du point qui lui correspond dans le plan complexe, et partie imaginaire son ordonnée. Je vous renvoie à ma vidéo sur l’ensemble de Mandelbrot où je détaille davantage le sujet.
Bref. Revenons à ζ. Si je prend le nombre complexe 2+i et que je lui applique la fonction ζ, que se passera-t-il ? D’après la définition, il faut calculer 1 + 1/2²⁺ⁱ + ⅓²⁺ⁱ et ainsi de suite. Ça oblige à définir des puissances et des sommes infinies sur les nombres complexes, mais pour un mathématicien chevronné, cela ne pose en fait aucun problème. Les calculs feront intervenir les fonctions trigonométriques et logarithmiques, mais c’est moins méchant que ça n’en a l’air au premier coup d’oeil. Ce qui ne pose aucun problème, c'est d'élever un nombre positif (comme c'est le cas ici) à une puissance complexe. Dès qu'il s'agit d'élever un nombre négatif ou complexe à une puissance complexe, il faut prolonger la fonction ln, et les choses se compliquent atrocement.
On peut alors sans problèmes calculer chacun des termes de la somme infinie 1 + ½²⁺ⁱ + ⅓²⁺ⁱ + .... Plus on calcule de termes de la somme, plus on se rapprocher du nombre complexe 1.15 - 0.44i. On peut donc dire que c’est la valeur de ζ(2+i).
Mais si on essaie de faire la même chose sur le nombre complexe 1+i, cela ne fonctionne pas tout à fait comme prévu. La somme infinie n’est pas égale à l’infini, mais elle ne converge pas non plus. En fait, quand on calcule les termes de la somme, on ne se rapprochera jamais d’une valeur complexe en particulier. On ne peut donc pas définir ζ(1+i) de cette façon là.
Et ce problème là touche tous les nombres complexes ayant une partie réelle inférieure ou égale à 1, ce qui prive notre belle fonction ζ de toute une région du plan complexe. Ce qui est dommage, c’est dans cette région que la fonction ζ est la plus intéressante. Il nous faut donc la prolonger !
Et prolonger des fonctions, les mathématiciens savent faire. Mais il y a les bons prolongements, et les mauvais prolongements. Les bons prolongements étendent des fonction sur des domaines plus grands. Les mauvais aussi, sauf que ce ne sont pas des bons prolongements.
Bon. Prenons par exemple ce morceau de courbe. Je peux le prolonger de différentes façons : comme ça, comme ça ou même comme ça. Vous en conviendrez, ces trois façons de faire prolongent ma courbe, mais la première est sans doute la meilleure. Il n’y a pas de façon absolues de bien faire, mais en prolongeant ma courbe de façon rectiligne, je conserve une propriété importante : c’est une droite ! Un bon prolongement se doit donc de conserver les propriétés de ce qu’il prolonge.
Pour la fonction ζ, le principe est la même. Cette fonction a la bonne idée d’être ce que l’on appelle une fonction holomorphe. Je ne vais bien sûr pas rentrer dans la technique, mais c’est en gros l’équivalent pour les fonctions complexes d’être dérivable. Et être holomorphe, c’est cool, puisqu’il n’existe jamais plusieurs façons différentes de prolonger les fonctions holomorphes.
Il s'agit du théorème de prolongement analytique. Si une expression holomorphe f(s) est égal à celle de ζ(s) au moins sur un petit domaine où les deux expressions sont définies, alors f est non seulement un bon prolongement de ζ, mais surtout, n'importe quel autre prolongement de ζ sera égal à f. Dès qu'il s'agit de fonction holomorphes, il n'y a toujours qu'une seule façon de prolonger (les formules sont éventuellement différentes, mais seront toutes égales là où elles sont définies).
Du coup, n’importe quelle formule vérifiant cette condition d’être holomorphe est un bon candidat. Et des formules qui prolongent ζ, il n’y a qu’à se baisser pour en trouver.
Je donne dans la vidéo deux formules prolongeant ζ. La première est le prolongement via la fonction êta de Dirichlet η(s) = Σ (-1)ᵏ⁺¹/kˢ, où ζ(s) = η(s)/(1-2⁻ˢ). Etant donné que cette expression est définie pour tout nombre complexe s vérifiant Re(s)>0 (et 1-2⁻ˢ ≠0), on obtient un premier prolongement sur le demi-plan x>0. Le second prolongement est la relation fonctionelle ζ(s) = 2<sup>s</sup> π s-1 sin(πs/2) Γ(1-s) ζ(1-s). Cette formule est valide partout (sauf en s=0 et en s=1), à condition que ζ ait préalablement été prolongée pour Re(s)>0 à cause du ζ(1-s). C'est bien le cas, grâce au prolongement via la fonction êta de Dirichlet.
Grâce à ces prolongement, on peut affirmer que la fonction ζ, que l’on avait définit au départ comme somme infini des inverses des puissances des nombres entiers, est maintenant défini sur l’ensemble de presque tous les nombres complexes.
Par exemple, ζ est maintenant définie en 0. Il suffit de prendre l’une des nombreuses formules définissant ζ, et de la calculer en 0, ce qui donnera - ½. Mais la formule originale calculée en 0 correspond à la somme infinie 1+1+1+1+1+1+1… Il n’est donc pas complètement faux de dire que, moyennant cette histoire de prolongement, que 1+1+1+1… = - ½. Oui, c’est bizarre.
Et ça l’est aussi pour la somme infinie 1+2+3+4+5+6+..., qui correspond à l’image de -1 par la fonction ζ. Définie comme somme infinie, on ne peut pas lui attribuer de valeurs, mais en calculant à l’aide d’une autre formule de ζ, on trouvera -1/12. Voilà pourquoi on dit parfois que 1+2+3+4+5+6… est égal à -1/12. Je conçois parfaitement que l’on puisse ne pas être d’accord avec ça. En tant que telle, cette somme infinie devrait valoir l’infini, mais si on se force à lui attribuer une valeur, la façon la plus naturelle de faire, c’est de prolonger la fonction ζ, ce qui ne peut pas donner autre chose que... - 1/12.
Et pour la série harmonique 1+½+⅓+¼+..., c’est à dire, pour l’image de 1, peut-on aussi lui attribuer une valeur ? Eh bien, les choses sont encore différentes. Selon la formule initiale, il faudrait calculer une somme infinie, ce qui vaut l’infini. En prenant les autres formules définissant ζ, et bien, c’est toujours le cas. Il n’y a en fait aucun moyen de prolonger la fonction ζ en 1, on dit que ce nombre est un pôle de la fonction. Quelle que soit la façon dont on s’y prend, la somme 1 +½+⅓+¼+..., vaudra toujours l’infini.
Bref, la fonction ζ, c’est une fonction définie sur presque tout le plan complexe. Elle pourrait n’être qu’une fonction vaguement intéressante si Leonhard Euler n’avait pas eu la mauvaise idée de lui trouver un lien avec les nombres premiers, c’est à dire les nombres comme 2, 3, 5, 7, 11 ou 45319. Les nombres premiers, ce sont les briques élémentaires de tous nombres entiers, puisque tout entier peut s’écrire de façon unique comme produit de nombres premiers. Au début, les nombres premiers n’étaient considérés que comme des amusettes pour les matheux, mais maintenant qu’ils ont une place de choix en cryptographie, on les prend davantage au sérieux. La question qui empêche de dormir de nombreux mathématiciens est de savoir comment ces nombres premiers se répartissent parmi les nombres entiers. On sait depuis très longtemps qu’il en existe une infinité, on sait a peu près estimer le nombre de nombres premiers inférieurs à un seuil donné, on sait dire si un nombre est premier ou non sans avoir à trop attendre et avec de relativement bonnes probabilités de ne pas se planter. Mais beaucoup, beaucoup, beaucoup de questions sur les nombres premiers attendent toujours une réponse.
Il se trouve que ζ(s), et c’est ce que Euler a découvert, est égal au produit infini des nombres 1/(1-p⁻ˢ), où p désigne successivement tous les nombres premiers. Cela peut sembler anecdotique au premier abord, mais cette formule donne un lien réellement inattendu entre, à droite, la théorie des nombres premiers, c’est à dire, l’arithmétique, et à gauche, celle des fonctions complexes, c’est à dire l’analyse. Jusqu’alors, aucun lien entre ces domaines n’avait été observé. Et ça, ça change tout, puisque tous les problèmes posés en arithmétique peuvent grâce à cette relation être attaqués en passant par l’analyse.
Prouvons que ζ(s) = 1/(1-2-s)×1/(1-3-s)×1/(1-5-s)×1/(1-7-s)×.... On part de ζ(s) = 1 + 1/2ˢ + 1/3ˢ + 1/4ˢ + ... (*) , et on multiplie le tout par 1/2ˢ, ce qui donne 1/2ˢ ζ(s) = 1/2ˢ + 1/4ˢ + 1/6ˢ + 1/8ˢ + .... (**). En soustrayant (**) à (*), on se retrouve avec (1-1/2ˢ)ζ(s) = 1 + 1/3ˢ + 1/5ˢ + 1/7ˢ + 1/9ˢ + .... On a ainsi éliminé tous les dénominateurs divisibles par2. En procédant de la même façon après avoir multiplié par 1/3ˢ, on éliminera tous les dénominateurs divisbles par 3, c'est à dire, (1-1/2ˢ)(1-1/3ˢ)ζ(s) = 1 + 1/5ˢ + 1/7ˢ + ..... En répétant ces opérations, on finit par obtenir (1-2-s)×(1-3-s)×(1-5-s)×(1-7-s)×(...)ζ(s) = 1, c'est à dire l'expression de Euler. Bien sûr, il s'agit ici d'une démonstration informelle qui peut être rendue rigoureuse par d'autres moyens.