Publicité
Choux romanesco, Vache qui rit et intégrales curvilignes
5 juillet 2016

Deux (deux ?) minutes pour le théorème de Bézout

C'est un théorème auquel javais déjà consacré un article il y a quelques temps, mais je l'aime beaucoup, et je n'ai pas résisté à l'envie de l'animer : le théorème de Bézout.

Vignette

Transcription augmentée

En 1764, le mathématicien français Étienne Bézout publie “Recherches sur le degré des équations résultantes de l'évanouissement des inconnues et sur les moyens qu'il convient d'employer pour trouver ces équations (je n'ai pas eu le courage de donner le nom en entier, ma vidéo ne dure que "2" minutes)”, un mémoire dans lequel il détaille sur une cinquantaine de pages des méthodes pour résoudre des équations polynomiales. Il en résultera alors le théorème de Bézout, un théorème fondamental de la géométrie algébrique. Ça tombe bien, j’ai deux minutes pour en parler…

A noter que je prononce le nom de ce mathématitien "bÉzout" ou non "bEzout". Les deux prononciation ont l'air de coexister, tout comme les deux orthographes "Bézout" ou "Bezout" (voir l'article d'investigation de Olivier Leguay)

Attention. Cette vidéo parle de géométrie algébrique. Il y sera donc question de géométrie, mais aussi d’algèbre. Vous voilà prévenus.

Si jamais on me demande quel est mon théorème préféré, je répondrai, probablement après un trop long temps d’hésitation, le théorème de Bézout. Il présente en effet tout ce qui fait le sel de la recherche en mathématiques, le passage d’un énoncé simple, intuitif mais faux à quelque chose de plus rigoureux, forcément plus complexe, mais plus profond. Bon, jusqu’à présent, personne ne m’a encore posé cette question, mais je garde cette réponse dans un coin au cas où.

Le théorème de Bézout énonce ceci. Si deux entiers relatifs a et b sont premiers entre eux, alors il existe deux autres entiers relatifs x et y tels que ax + by = 1, et réciproquement. En fait, ce théorème porte plutôt le nom d’identité de Bézout, ou de théorème de Bachet-Bézout, et ce n’est pas du tout de celui-ci que je veux parler aujourd’hui.

Je vais en fait parler du théorème de Bézout en géométrie algébrique, qui énonce ceci.Deux courbes algébriques planes respectivement de degré n et de degré p possèdent exactement n × p points d’intersection.

Le théorème de Bachet-Bézout est un théorème que l'on voit dans le programe de spécialité mathémathématiques en terminale S. Le théorème de Bézout en géométrie algébrique est plutôt rencontré au niveau master.

    Pour comprendre l’énoncé, il faut bien sûr comprendre ce qu’est une courbe algébrique planes, et ce que représente leur degré. Les plus simples sont les courbes de degré 1, puisqu’il s’agit des droites du plan. On dit que ces courbes sont algébriques dans le sens où elles possèdent une équation polynomiale. Celle-ci a par exemple pour équation x + 2y – 8 = 0, celle-là a pour équation x – 4 = 0, et ainsi de suite. De manière plus générale, on peut trouver pour n’importe quelle droite une équation de la forme P(x,y) = 0, où P est un polynôme d’inconnues x et y et de degré 1.

Un peu plus compliqué, on a les courbe algébriques de degré 2, c’est à dire, les courbes définies par une équation de la forme P(x,y) = 0, où P est un polynôme de degré 2. Ces courbes portent le nom de coniques. On y retrouve, entre autres, les cercles, les ellipses, les paraboles, les hyperboles, mais aussi les couples de droites. Toutes ces courbes peuvent être décrites par une équation polynomiale à 2 inconnues et de degré 2, c’est à dire une équation où les inconnues x et y apparaissent au moins une fois sous la forme d’un produit xy ou d’un carré x² ou y². Je n'ai finalement pas donné la définition rigoureuse d'une équation polynomiale. J'espère que vous me le pardonnerez.  Ce cercle centré en (1,1) et de rayon 2 est bien une courbe algébrique de degré 2, puisque les coordonnées (x,y) de ses points vérifient tous l’équation x² + y² – 2x – 2y – 2 = 0 (c'est à dire (x-1)²+(y-1)²=2²).

Les courbes de degré 3 portent le nom de courbes cubiques, et il en existe une belle ribambelle de différentes formes.

De façon plus générale, une équation polynomiale de n’importe quel degré permet de définir une courbe algébrique. Cette équation là, qui est de degré 6, décrit cette courbe appellée quadrifolium. Autre exemple avec celle-ci, de degré 5, qui décrit une courbe appellée quintique de l’Hopital.

Bref, les courbes algébriques sont les courbes définies par une équation polynomiale, et c’est ce qui se fait de plus joli en terme de courbes mathématiques.

 Revenons donc au théorème de Bézout, qui dit que deux courbes algébriques planes  respectivement de degré n et de degré p possèdent exactement n × p points d’intersections.

En prenant deux courbes de degré 1, c’est à dire des droites, on a bien 1 × 1 = 1 point d’intersection.

En prenant une droite, de degré 1, et une conique, de degré 2, on retrouve bien 1 × 2 = 2 points d’intersection.

Avec deux coniques, les courbes de degré 2, on retrouve bien 2 × 2 = 4 points d’intersection.

Avec une courbe de degré 4 et une courbe de degré 2, on retrouve bien 2 × 4 = 8 points d’intersection.
On pourrait multiplier les exemples.

Le théorème de Bézout fonctionne donc comme il faut, tout le monde est content… Enfin, presque. Je vous entends déjà derrière votre écran, en train de préparer plein de contre-exemples pour me prouver que j’ai tort. C’est vrai, l’énoncé que je vous ai donné est trop simple pour être honnête, mais on va tenter de le parfaire !

 Premier contre-exemple. Voici deux courbes algébriques, chacune de degré 1. Des droites, en fait. Où se trouve leur point d’intersection ?

Pour le trouver, est nécéssaire de se tourner vers une branche de la géométrie appellée la géométrie projective. Les deux droites se coupent bien, mais sur une ligne imaginaire, appelée l’horizon. En effet, si je penche ma caméra pour regarder ce qu’il se passe au loin, je ne peux que constater que les deux droites ont bien un point d’intersection, mais sur cette droite d’horizon. En géométrie projective, il est donc tout à fait justifié de dire que deux droites parallèles ont un point d’intersection, car c’est la branche des mathématiques qui s’occupe de modéliser les notions de perspective et d’horizon.

 Un point important que j'aurais du préciser dans la vidéo, c'est que l'analogie de la rotation de caméra pour observer ces fameux points à l'infini se justifie mathématiquement, mais n'est pas complètement rigoureuse. On peut donc penser que deux droites parallèles admettent deux points d'intersection à l'infini, un ans un sens, et l'autre dans l'autre. Ces deux points ne sont en fait qu'un seul et unique "point à l'infini".
En fait, ce que l'on appelle un "point à l'infini" n'est pas à proprement parler un "point" au sens où on l'entend, mais plutôt une famille de droites. On peut définir plus rigouresement un "point à l'infini" comme étant une direction (horizontal, vertical, etc) des droites. Le "point à l'infini" évoqué dans la vidéo est la famille des droites parallèle à la droite d'équation y = 4x, que l'on peut interpréter comme le point de fuite de ces droites sur l'horizon de votre choix (vous pouvez penchez la caméra comme vous le voulez, ce cera toujours le même point que l'on observera). 

 Deuxième exemple. On prend cette parabole, courbe de degré 2, et cette droite de degré 1. On constate un seul point d’intersection, mais le théorème de Bézout en implique deux. Le deuxième est en fait situé lui aussi sur la ligne d’horizon.

Cette opération de rotation de caméra se traduit parfaitement en équation mathématiquement, mais je ne détaillerai pas l’aspect technique ici. Même si ce point d’intersection peut sembler un peu artificiel, il doit être pris en compte.

 Bref, il faut corriger l’énoncé du théorème de Bézout :

Deux courbes algébriques projectives planes respectivement de degré n et de degré p possèdent exactement n × p points d’intersection.

Deuxième contre-exemple. Voici deux courbes algébriques, chacune de degré 2, qui ont donc 4 points d’intersection. On voit bien deux points d’intersection, mais où se trouvent les deux autres ?

Pour le découvrir, on va mettre le problème en équation. On cherche les points de coordonnés (x,y) qui vérifient à la fois x² + y² = 2 et y² = x. En substituant y² à x dans la première équation, on doit donc résoudre x² + x = 2, qui a pour solutions x = 1 et x = – 2.

En remplaçant x par 1 dans la deuxième équation, on obtient y² = 1, soit y = 1 ou y = –1. On retrouve donc les coordonnées (1 ; 1) et (1; – 1), c’est à dire celles des deux premiers points visibles.
Au contraire, si on remplace x par – 2 dans la deuxième équation, on obtient y² = –2. Cette dernière équation n’a pas de solutions réelles. Cependant, les nombres complexes sauvent la mise, puisque l’équation admet tout de même deux solutions complexes, qui sont i√2 et –i√2. On obtient alors les deux autres points d’intersection, de coordonnées (–2, i √2) et (–2;–i√2). Ils ne sont pas visibles directement puisqu’ils se trouvent dans le plan complexe, mais on a bien nos quatre points d’intersection promis.

 On peut se poser la question : existe-t-il un moyen simple de visualiser ces points complexes d'intersection ? Ces moyens existent, mais ils ne sont pas simples. Le plan réel possèdent deux dimensions : x et y. Le plan complexe, lui, compte 4 dimensions réelles : Re(x), Im(x), Re(y) et Im(y). Dans ce plan complexe, une courbe algébrique est donc une surface bidimentionnel (car un nombre complexe possède 2 dimensions réelles) dans un espace de dimension 4. La dimension 4 restera toujours difficile à appréhender à nous, pauvres habitants d'un monde tridimentionnel. On peut cependant interpréter une courbe algébrique complexe comme étant une courbe qui évolue en fonction du temps dans un espace 3D.

Il peut d’ailleurs aussi arriver que l’ensemble des points d’intersection soit dans le plan complexe, comme c’est le cas quand on cherche l’intersection entre ce cercle et cette parabole. Les quatre points d’intersection existent bel et bien, mais ont tous des coordonnées complexes.

 Bref, il faut corriger l’énoncé du théorème de Bézout :

Deux courbes algébriques projectives complexes planes respectivement de degré n et de degré p possèdent exactement n × p points d’intersection.

 Troisième contre-exemple. Voici deux courbes algébriques, l’une de degré 1 et l’autre de degré 2, qui ont donc 2 points d’intersection. On voit bien un point d’intersection, mais où se trouve l’autre ?

 Eh bien, dans ce cas, les points d’intersection sont en réalité tous les deux exactement au même endroit. On dit en fait que ce point est de multiplicité 2. C’est ce qui arrive lorsque les deux courbes sont tangentes l’une à l’autre.

 En fait, on peut faire correspondre la multiplicité d’un point aux nombres de points d’intersections qui apparaissent lorsque l’une des courbes est légèrement transformée. Cette définition n’est pas rigoureuse, mais elle permet de comprendre ce qui se passe. Dans le cas de la droite tangente au cercle, un léger déplacement de cette droite peut faire apparaitre deux vrais points d’intersection.

 Autre exemple. Où se trouvent les trois points d’intersection entre cette courbe cubique, de degré 3, et cette droite, de degré 1 ? Eh bien, ils sont tous les trois au même endroit. Pour le voir, il suffit de perturber un peu la cubique, ce sont bien trois points d’intersection qui apparaissent.

 Un dernier exemple, avec cette droite, de degré 1, et cette cubique, de degré 3. Où se trouvent les trois points d’intersection ? Dans ce cas, la cubique s’auto-intersecte, si bien qu’il semble légitime de compter double ce point d’intersection. C’est bien le cas, puisqu’en déplaçant légèrement la droite, ce sont deux points d’intersection qui apparaissent.

 Bref, il faut corriger l’énoncé du théorème de Bézout :

Deux courbes algébriques projectives complexes planes respectivement de degré n et de degré p possèdent exactement n × p points d’intersection, comptés avec leur multiplicité.

Bien sûr, on peut mélanger tout ces concepts. Par exemple, où se trouvent les deux points d’intersection entre cette hyperbole, courbe de degré 2, et de cette droite, de degré 1 ?

Il y a bien un point d’intersection à l’infini, mais celui-ci compte en fait double. En effet, quand on déplace légèrement la droite, on voit bien apparaitre deux points d’intersection, dont un se trouve toujours sur la ligne d’horizon. C’est en fait ce qui arrive lorsque deux courbes sont asymptotes l’une à l’autre.

Je termine par un dernier exemple un peu mindfuck. Où se trouvent les quatre points d’intersection de ces deux cercles concentriques ? Eh bien là, il est nécéssaire de passer par les calculs pour voir que les quatre point d’intersection sont en réalité deux points de multiplicité 2, mais que ceux-ci se trouvent sur une ligne à l’infini, mais une ligne à l’infini complexe. Oui, cela semble n’importe quoi, mais ce ne sont pas trois barrières d’abstraction qui vont suffir à rendre faux ce bon théorème de Bézout.

Il reste un dernier contre-exemple à prendre en compte. Où se trouvent les 4 points d’intersection entre ce couple de droites (qui est une courbe algébrique de degré 2) et ce couple-ci, lui aussi de degré 2.

Ici, ce ne sont pas quatre points d’intersection que l’on peut voir, mais bien une infinité. En fait, les deux courbes ont ce que l’on appelle une composante commune, c’est à dire un morceau que l’on retrouve à l’identique sur les deux courbes. C’est ce qui arrive lorsque les polynômes ont un facteur en commun. On préfère ne pas prendre en compte ces cas dégénérés, puisque c’est finalement le seul contre-exemple qui limite vraiment la validité du théorème.

Bref, il faut corriger l’énoncé du théorème de Bézout :

Deux courbes algébriques projectives complexes planes sans composantes communes respectivement de degré n et de degré p possèdent exactement n × p points d’intersections, comptés avec leur multiplicité.

On a donc enfin un énoncé qui a l’air correct. Il ne reste plus qu’à le démontrer, et le tour est joué. La preuve est technique, donc je préfère ne pas en parler. En fait, cet énoncé illustre assez bien une part de la recherche en mathématiques. On part d’un énoncé intuitif, et on essaye de le pousser dans ses retranchements pour déterminer quelles sont les meilleures hypothèses. Les mathématiciens sont des gens têtus, et quand il tiennent un énoncé pratique même un peu bancal, ils font tout pour le rendre juste. Cela implique parfois de changer de point de vue, comme lorsque l’on a été amené à considérer les courbes comme projectives puis complexes, ou bien de construire de nouveau concept, comme celui de la multiplicité. Le mathématicien cherchera ensuite à le généraliser à des espaces de dimensions supérieures, ou à d’autres structures que celui des nombres complexes. En l'occurence, si vous vous renseignez sur ce théorème dans des livres de géométrie algébrique, il sera présenté non pas sur l'ensemble des nombres complexes, mais sur des corps quelconques (des structures algébriques qui partagent les propriétés calculatoires intéressantes des nombres réels usuels). Ce sont en fait ces généralisations qui ont des applications concrètes en cryptographie.

Il existe d’ailleurs une formulation alternative du théorème de Bézout qui n’a pas besoin de prendre en compte toutes ces considérations projective ou complexe, et qui énonce ceci :

Deux courbes algébriques planes sans composantes communes respectivement de degré n et de degré p possèdent au plus n × p points d’intersection.

C'est en fait ce théorème qui a été démontré par Etienne Bézout en 1764. Sa démonstration utilise la théorie des résultants, un concept bien connu de ceux qui préparent l'agréagation (et que l'on ne retrouve que très peu en dehors de ce concours).

Seulement voilà, les mathématiciens n’aiment pas les solutions de facilité. Quand on tient un bel énoncé, pourquoi chercher à le minimiser quand on peut faire le contraire ?

Bref, le théorème de Bézout est l’un des premiers théorèmes que l’on croise en géométrie algébrique, l’un des principaux domaine étudié aujourd’hui dans les labos de mathématiques.

Un haut-fait de la discipline est la résolution de la conjecture de Fermat, qui énonce que l’équation xⁿ + yⁿ = zⁿ n’a pas de solution entière dès que n est strictement supérieur à 2. Le mathématicien anglais Andrew Wiles est parvenu en 1995, grâce à son indubitable génie et aux courbes elliptiques, une classe particulière de courbes algébriques, à démontrer ce théorème de Fermat qui résistait depuis presque 360 ans. Début 2016, on a d’ailleurs remis à Wiles le prix Abel, l’une des plus prestigieuses récompenses en mathématique.

On trouve aussi de nombreuses applications de ces courbes elliptiques  en cryptographie. Elles permettent de mettre au point des méthode de chiffrement particulièrement puissantes, et qui c’est sûr marqueront le futur. Mais ça, c’est une autre histoire.

 


Sources :
Bézout et les intersections de courbes algébriques, sur Bibnum.
Un « savant » du siècle des Lumières : Étienne Bézout (1730-1783),mathématicien, académicien et enseignant, Liliane Alfonsi
Introduction à la géométrie algébrique et courbes elliptiques
Bézout’s Theorem: A taste of algebraic geometry, Stephanie Fichett

Publicité
Publicité
Commentaires
C
Je ne suis pas fan des articles vidéo en général, mais là j'avoue que j'ai bien accroché jusqu'à la fin... Peut-être même que j'arriverais à (vaguement) réexpliquer ce théorème à quelqu'un un jour ! ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> Bravo El Jj !
Répondre
Publicité
Publicité