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Choux romanesco, Vache qui rit et intégrales curvilignes
26 août 2016

Deux (deux ?) minutes pour le théorème de Banach-Tarski

Un très gros morceau cette fois-ci, le théorème de Banach-Tarski. Le sujet étant particulièrement dense, je vous propose une version longue et un résumé !

Vignette

Deux (deux ?) minutes pour le théorème de Banach-Tarski

Deux (deux !) minutes pour le théorème de Banach-Tarski

 

 

Transcription augmentée

En 1924, Stefan Banach et Alfred Tarski publient “sur la décomposition des ensembles de points en parties respectivement congruentes”, un article où les deux mathématiciens démontrent que l’on peut découper une boule en 5 morceaux de façon à ce qu’il soit possible de recomposer à l’aide de ces morceaux deux boules toutes deux parfaitement identiques à la boule avant son découpage. Ça tombe bien, j’ai deux minutes pour en parler.

On considère une boule, c’est à dire une sphère pleine, de l’espace 3D. Ce qu’énonce le théorème de Banach-Tarski, c’est qu’il existe un découpage de cette boule en 5 morceaux qui, après recomposition, peuvent former deux boules identiques en tout point à la boule initiale. La recomposition ne fait intervenir que des isométries, c’est à dire des déplacements et des rotations. En particulier, les pièces ne sont à aucun moment déformées.

Comme son nom l’indique, ce théorème est un théorème : c’est une propriété mathématique qui a été démontrée en bonne et dûe forme. Malgré son caractère paradoxal, ce théorème est absolument impossible à contredire.

Ainsi, il est tout à fait raisonnable pour un mathématicien de découper pour 2 invités un gâteau sphérique en 5 parts de façons à ce que chacun des deux invités reçoive la totalité du gâteau. Dans la vidéo, la photo est bien celle d'un gâteau hallucinant de réalisme, voir là-bas. Si ce théorème semble paradoxal au premier abord, c’est qu’il contredit une réalité de notre monde physique : quand on coupe un objet en plusieurs morceaux, le volume de l’objet initial se doit d’être strictement égal à la somme des volumes de ses morceaux. Dans le monde mathématique, cette propriété est elle aussi évidemment vraie, mais à l’unique condition que l’on puisse attribuer à ces morceaux un volume. Cette notion est difficile à définir, mais quand on le fait proprement, on s’aperçoit que certains objets mathématiques ne peuvent tout simplement pas être mesurés.

Si cette propriété défie autant l’intuition, c’est qu’au coeur de sa démonstration se cachent deux détails un peu perturbants. Le premier point troublant est la présence de paradoxes liés à l’infini, puisque l’on va utiliser plusieurs fois le paradoxe de l’hôtel de Hilbert, à savoir que deux ensembles infinis de taille différente au premier coup d’œil  peuvent être en fait équivalent. Je vous renvoie à ma vidéo sur le sujet.
Le deuxième point, encore plus dérangeant, est l’apparition dans la démonstration de l’axiome le plus polémique de la théorie des ensembles : l’axiome du choix. La polémique est surtout présente chez les logiciens. Les autres mathématiciens l'utilisent sans trop réfléchir, en y faisant gaffe parce que des logiciens leur ont demandé d'être sur leur garde. Le découpage de l’énoncé est mathématiquement parfaitement défini, mais il est malheureusement impossible à réaliser en pratique. Désolé, mais dans la réalité physique du monde tel qu’on le connaît, on ne peut pas dupliquer des objets en les découpant.

Une théorie mathématique repose toujours sur ce que l’on appelle des axiomes, c’est à dire, des énoncés mathématiques les plus simples possible que l’on postulera comme vrais et qui serviront de point de départ à toutes les démonstrations. La théorie dans laquelle se place implicitement la très grande majorité du monde mathématique est la théorie des ensembles, appellée théorie ZF (Z pour Ernst Zermelo et F pour Abraham Fraenkel). Cette théorie possède, suivant la façon dont elle est présentée, de 8 à 10 axiomes. On peut citer par exemple l’axiome de l’ensemble vide ou l’axiome de l’infini, qui énoncent, comme leur nom l’indique, l’existence d’un ensemble vide et celui d’un ensemble infini. En réalité, l'axiome de l'ensemble vide est la conséquence du schéma d'axiomes de compréhension (et ne peut donc pas être à proprement parler un "axiome"). On peut parler aussi de l’axiome de la paire, qui permet de construire un nouvel ensemble à partir de deux ensembles donnés, ou de l’axiome des parties, qui permet de fabriquer à partir d’un ensemble donné l’ensemble de ses parties.

Les axiomes de la théorie ZF permettent de fabriquer l’immense majorité des objets mathématiques et de démontrer les théorèmes qui s’y rapportent. Par exemple, pour fabriquer les nombres entiers, une des constructions classiques est de partir de l’ensemble vide, qui fera office de 0. Avec l’axiome de la paire, on peut fabriquer un ensemble rassemblant l’ensemble vide et lui-même, ce qui donnera un ensemble contenant un unique élément. Cet ensemble fera office de 1. Pour le nombre 2, on fabrique grâce à l’axiome de la paire un ensemble à 2 éléments distincts : 0 et 1. En continuant ce processus, on obtiendra tous les entiers naturels. Je vais très vite sur cette partie. J'en parle un peu plus dans cet article.

    Ainsi, dans la théorie des ensembles, tous les objets mathématiques sont des ensembles. Par exemple, un triangle dans le plan est un ensemble de points. Un point est un ensemble ordonné de deux nombres réels, et les nombres réels se construisent à partir des nombres entiers, qui ont eux mêmes été contruits à l’aide des axiomes. La construction des nombres réels est assez ardue, j'en parle davantage ici. Bien sûr, il n’y a pas besoin de prendre tout cela en compte pour faire des mathématiques qui tiennent la route. On peut sans problème calculer le résultat de 6×7 sans avoir à repasser par la définition ensembliste des nombres entiers, il n’empêche que n’importe quel résultat mathématique repose à sa base sur moins d’une douzaine de vérités admises.

Enfin bref, tout ça, c’est pour la théorie des ensembles ZF. Mais il existe un axiome apparu en 1904 que l’on adjoint parfois à cette théorie et qui prend alors le nom ZFC : l’axiome du choix. Grosso modo, cet axiome énonce que si l’on dispose d’un ensemble composé d’ensembles non vides, on pourra fabriquer un nouvel ensemble à l’aide d’éléments provenant de chacun des ensembles intérieurs. Pour illustrer, on peut dire que si l’on dispose d’une commode possédant plusieurs tiroirs non vides, l’axiome énonce qu’il est possible de sortir un objet de chacun des tiroirs. Cela semble évident quand on pense à la commode de son salon, cela devient plus compliqué quand celle-ci possède une infinité de tiroirs, et que chaque tiroir possède une infinité d’objets indiscernables.

Cet axiome est plutôt contesté, et c’est d’ailleurs pour cela qu’on le place toujours à l’écart des autres axiomes de la théorie des ensembles.
    Une première raison de le contester, c’est que contrairement aux autres axiomes, il n’est pas complètement évident. Le principal obstacle, c’est que lorsque les ensembles en présences sont infinis, l’axiome du choix énonce l’existence d’ensembles qui seront en pratique impossible à construire. Et ça, c’est plutôt gênant.
Une illustration classique due à Bertrand Russel fait intervenir une infinité de paires de chaussures. Existe-t-il un moyen de choisir une chaussure dans chacune de ces paires ? Étant donné que deux chaussures d’une paire sont distinctes, il suffit de dire que l’on prend à chaque fois la chaussure droite, et le tour est joué. Mais la même question posée pour une infinité de paire de chaussettes n’amène pas à la même réponse, puisqu’il est impossible de distinguer une chaussette droite d’une chaussette gauche. Il faudra alors choisir une chaussette par paire au cas par cas, ce qui n’est pas possible sur un ensemble infini à moins d’utiliser l’axiome du choix.


    Le deuxième point qui soulève des débats chez l’axiome du choix, c’est que les théorèmes qu’il implique sont parfois choquants pour l’intuition. Il y a non seulement le théorème de Banach-Tarski qui permet de dupliquer des objets géométriques par simple découpage, mais on va aussi évoquer les ensembles de Vitali, des sous-ensembles de la droite où la notion de longueur n’existe plus.

Parlons justement de cette notion de longueur, ou, plus généralement, de la mesure. Pour des objets unidimentionnels comme des bouts de segments, ce que l’on appelle mesure sera alors la longueur du ou des segments. Pour les objets bidimentionnels, leur mesure correspondra à leur aire ou à leur superficie. Pour les objets 3D, leur mesure correspondra à leur volume. En réalité, la notion de mesure est un peu plus subtile que ça, mais gardons en tête qu’il s’agit d’un nombre positif qui est égal, suivant le contexte, à une longueur, une aire ou un volume.
Prenons par exemple ce segment unité, correspondant à l’intervalle des nombres compris entre 0 et 1. Cet intervalle étant de longueur 1, sa mesure est donc égale à 1.
Si je découpe cet intervalle en 2 parties égales, j’obtiens deux segments de longueur 0.5. La mesure totale est donc de deux fois 0.5, donc toujours de 1. Mon découpage n’a pas touché à la mesure de cet objet.
Autre découpage. Je mets de côté le point d’abscisse 0.5, et de l’autre côté le reste. Puisqu’un point n’a pas de longueur, sa mesure est donc égale à 0. De l’autre côté, on a deux segments de longueur ½, donc leur mesure, c’est à dire la longueur totale, est toujours égale à 1. En fait, retirer un unique point à un intervalle ne change en rien sa longueur, cet objet reste donc de mesure 1. Si je retire un deuxième point, la même chose arrivera. Je peux donc retirer n’importe quel nombre fini de points à un intervalle, cela ne changera en rien la mesure. Un tas de points a toujours une mesure totale égale à 0.

Mais, si on met de côté un nombre infini de points ? Là, les choses se compliquent un peu. Découpons donc l’intervalle de façon un peu subtile. Mettons d’un côté tous les points de l’intervalle qui correspondent à un nombre décimal, c’est à dire les nombres pouvant être écrits avec un nombre de chiffres après la virgule fini, comme 0.25, 0.55 ou 0.42.  De l’autre côté, il reste les points ne correspondant pas aux nombres décimaux, comme ⅓, π-3 ou  √2-1, etc.
On a alors d’un côté un ensemble de points décimaux. Cet ensemble est appelé “dénombrable”, c’est à dire qu’il est possible d’y lister les éléments. En effet, il existe une façon d’ordonner de façon à avoir un premier, un deuxième, un troisième, etc. La théorie de la mesure indique qu’un ensemble dénombrable de points a toujours une mesure égale à 0, car on peut intuitivement voir un ensemble dénombrable comme un ensemble rempli de trous. Les points sont donc tous en quelque sorte isolés les uns par rapport aux autres, si bien que la longueur totale de l’ensemble est la somme des longueurs des points. Puisque la mesure de chaque point est de 0, la mesure totale est de 0. On peut formaliser tout ça, mais je ne rentrerai pas dans les détails.
Le second ensemble n’est quant à lui pas dénombrable. Les points ne peuvent en quelque sorte pas être décollés les uns des autres. Les trous de l’ensemble ne sont là qu’en apparence, ils ne suffisent pas à diminuer sa mesure. Cet ensemble a alors une mesure strictement égale à 1.
Bref, un ensemble dénombrable a toujours une mesure égale à 0, et retirer une partie dénombrable d’un intervalle ne change pas sa mesure.

Continuons alors le découpage. On a d’un côté les points décimaux, et de l’autre les non décimaux.
Extrayons un nouvel ensemble infini dénombrable, celui des nombres non décimaux de la forme ⅓+ x où x est un nombre décimal. Cela correspond aux nombres dont les décimales terminent par une infinité de 3. On va appeler cet ensemble la classe d’équivalence de 1/3, qui contient des nombres comme ⅓+0.1 ou 0.124333.... On dira que ⅓ est un représentant de cette classe. Il reste encore une infinité de points, qui correspondent aux non décimaux n’appartenant pas à la classe de ⅓. Cet ensemble est toujours de mesure 1, puisque c’est une partie dénombrable que l’on a retiré.
Extrayons à présent la classe d’équivalence de √2-1, c’est à dire les points correspondant aux nombres de la forme √2-1+x, où x est un nombre décimal. Il reste toujours une infinité de points, les non décimaux n’appartenant ni à la classe de ⅓, ni à celle de √2-1. Une nouvelle fois, cet ensemble a pour mesure 1.
On peut continuer à retirer des classes d’équivalence de nombre autant de fois que l’on veut, on épuisera jamais l’ensemble initial, qui ne diminuera alors jamais en mesure. En fait, si, mais il faut le faire un nombre infini de fois, et cet infini doit être indénombrable. Sauf que pour faire cela, il faut être en mesure de choisir un représentant de la classe à chaque étape, et il n’y a aucun moyen de créer explicitement cette liste. Le seul moyen de le faire est d’utiliser l’axiome du choix, c’est à dire reconnaître que la liste existe mais sans pouvoir dire à quoi elle ressemble. L’axiome du choix permet donc de choisir un représentant de chaque classe d’équivalence, mais ne donne pas explicitement cette liste. On vient d’utiliser l’axiome du choix, c’est donc précisément à ce moment que les choses partent en vrille.
Cette liste des représentants, quelle est sa mesure exactement ? Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais aussi démontrer que cet ensemble n’a pas pour mesure 0, mais il est également possible de démontrer que sa mesure n’est pas strictement plus grande que 0. La seule issue est de dire que la notion même de mesure n’est pas applicable à cet ensemble. Cet liste de représentants, appellée ensemble de Vitali, ne peut donc pas être mathématiquement mesuré”. Il s’agit de ce que l’on appelle un ensemble “non mesurable”, et c’est l’existence de ces objets qui rendent si compliqué l’étude théorique du calcul des aires et volumes. En général, on construit plutôt les ensembles de Vitali à partir des rationnels plutôt qu'à partir des décimaux, mais le résultat est le même. Même si leur densité sont les mêmes, on sent intuitivement davantage de trous dans les décimaux que dans les rationnels.

Bref, il est possible de fabriquer des objets où la notion même de longueur, d’aire ou de volume ne peut pas exister. Ça encore, cela ne serait pas trop grave si Banach et Tarski ne s’en était pas emparé. Ils ont remarqué qu’en associant convenablement plusieurs objets non mesurables, il est possible de fabriquer de nouveaux objets qui eux sont bien mesurables. C’est ainsi qu’ils sont parvenus à découper une boule selon 5 pièces dont 4 non mesurables qui permettent d’en fabriquer deux nouvelles identiques à la première en en prenant deux d’un côté et trois de l’autre.


A quoi ressemblent exactement ces pièces ? N’ayons pas peur et construisons-les !
Déjà, il nous faut une sphère. Celle-ci fera l’affaire. Ensuite, il nous faut deux axes de rotation de cette sphère. Prenons par exemple celui-ci, qui permet une rotation d’ouest en est, et inversement. Prenons également celui-là, qui permet des rotations de la sphère vers le nord ou vers le sud.
En plus de ces axes de rotation, il nous faut un angle de rotation. On peut choisir l’angle de son choix, mais pas n’importe lequel. Il faut que cet angle soit irrationnel, de façon à ce qu’il soit impossible que la sphère ne retrouve sa position initiale après plusieurs rotation autour de l’un ou l’autre des ses axes. Un angle de 90° par exemple n’est pas acceptable, puisque la succession de 4 rotations d’angles 90° ramènerait la boule dans son position initiale. Au contraire, ce problème n’arrive pas si on prend un angle irrationnel comme √2°. La succession de rotations qui suivent cet angle ne ramèneront jamais la sphère dans sa position initiale. Cela marcherait tout aussi bien en prenant n’importe quel autre angle irrationnel comme log(42)° ou arccos(⅓) radians.

Si on a besoin de tout ça, c’est pour attribuer à chaque point de la surface de la sphère une adresse. Pour cela, il nous faut un point origine, celui de son choix. Disons celui-ci, que j’appellerai A.
Depuis ce point, on peut accéder à 4 autres points, selon que l’on fasse une rotation de l’angle choisi vers le nord, le sud, l’est ou l’ouest. Chaque point donne accès à 3 autres points, et ainsi de suite. On a donc de cette façon accès à tout un tas de points, que l’on pourra représenter par leur adresse, c’est à dire la succession de rotations à suivre pour tomber sur leur position en partant de l’origine. Par exemple, l’adresse NNOS correspond au point obtenu en procédant à une rotation de la sphère vers le nord, puis vers le nord, puis vers l’ouest, et enfin vers le sud. Bien que composé des mêmes lettres, l’adresse SONN correspond à un autre point, celui obtenu en tournant la sphère vers le sud, puis l’ouest, puis le nord, puis le nord. Attention cependant, certaines adresses ne sont pas valides, lorsque se succèdent deux rotations opposées l’une à l’autre. Ainsi, l’adresse SNON n’est pas valide, puisqu’elle peut être simplifiée en l’adresse ON, des rotations successives vers le nord et le sud se simplifiant.
Finalement, l’ensemble des points accessibles par rotations depuis le point origine A possèdent une adresse simplifiée unique. Ce n’est pas complètement vrai, mais j’y reviendrai plus tard. Classons tous ces points selon 4 ensembles : un premier composé des points dont l’adresse se termine par N, un deuxième où les adresses se terminent par S, un troisième où les adresses se terminent par O et un dernier par E. Il reste le point origine A, que nous mettrons tout seul dans un cinquième ensemble.

Regardons de plus près l’ensemble numéro 1, celui des points dont l’adresse se termine par N. Puisqu’il s’agit d’adresses simplifiées, on ne pourra jamais y trouver une avant dernière lettre égale à S.
 Que se passe-t-il si l’on tourne cet ensemble d’un cran vers le sud ? Eh bien, cela revient à ajouter S à la fin de l’adresse de chacun des points s’y trouvant. Puisque toutes les adresses se terminaient par N, elles se retrouvent simplifiées. On obtient alors des adresses se terminant par O, par E, par N mais jamais par S. À noter que l’on y retrouve aussi le point origine, obtenu après simplification du point d’adresse N.
    Bref, après une rotation vers le sud, l’ensemble 1 est composé maintenant de l’ensemble des points issus des ensembles 1, 3, 4 et 5. On peut donc reformer la sphère initiale à partir de seulement deux morceaux : l’ensemble n°2 et de l’ensemble n°1 ayant subi une rotation vers le sud.
Je peux faire la même chose en prenant l’ensemble 3 et en tournant l’ensemble 4, cela me donne une seconde version de la sphère.
Bref, on vient de découper la sphère en cinq morceaux. Les ensembles 1 et 2 peuvent former une première copie de la sphère initiale, et les ensemble 3 et 4 forment une deuxième copie. On vient donc bien de transformer une sphère en deux sphères en tout point identique à la première, et ce simplement par du découpage. C’est l’argument clé qui fait fonctionner le théorème de Banach-Tarski.

Bon. Il reste pas mal de détails. Déjà, il y a ce cinquième morceau, composé uniquement du point origine A. On peut s’en débarrasser, mais il faut retailler les ensembles 1 et 2. Ce que l’on va faire, c’est déplacer du premier au deuxième ensemble tous les points dont l’adresse est le symbole N répété une ou plusieurs fois. On ajoute aussi l’origine dans l’ensemble 2. Ainsi, on peut se convaincre qu’après une rotation vers le sud, ce nouvel ensemble 1 devient la réunion des ensembles 1, 3 et 4, dont le complémentaire est bien le nouvel ensemble 2.
Bref, on vient de découper la sphère en 4 morceaux qui, réarrangés de la bonne façon, forment deux copies identiques de cette sphère.

La démonstration que l’on vient de faire ici rappelle l’histoire de l’hotel de Hilbert, lorsque l’on a réussi à faire rentrer un bus infini de clients dans un hôtel infini pourtant plein. Il y a en effet autant de points dans un ensemble infini que dans deux copies de cet ensemble.

    Malgré tout, la preuve que je viens de faire n’est pas du tout satisfaisante, puisque ce n’est pas pas la sphère complète que j’ai découpé, mais un sous-ensemble de celle-ci, celui des points accessibles depuis l’origine par une succession de rotations. Ces points là sont en quantité dénombrable, si bien qu’il reste donc encore une quantité infinie indénombrable de points inaccessibles.
Ce n’est pas grave, choisissons l’un de ces points inaccessibles et désignons-le comme étant le nouveau point origine, disons B. Celui-ci donne accès à une infinité de nouveaux points. En réutilisant notre système d’adressage, on peut donc ajouter dans notre morceau 1 tous les points issus de B ayant une adresse se terminant en N, dans le morceau 2 les adresses se terminant en S, et ainsi de suite, sans oublier la petite modification qui permet d’ajouter le point origine B dans le morceau 2. Comme précédemment, ces quatre morceaux permettent bien de recréer deux sphères.

    Ce n’est pas encore satisfaisant. Les quatre ensembles contiennent toujours une infinité dénombrable de points, et il reste toujours une quantité indénombrable de points non accessibles sur la sphère. On peut donc poursuivre la construction en y choisissant toujours des points, jusqu’à ce que chacun des points de la sphère appartienne à l’un des 4 morceaux. Pour procéder à un tel choix, on ne pourra pas faire autrement que d’utiliser l’axiome du choix. C’est donc à cet instant que l’on passe du côté obscur de l’axiome du choix. Jusqu’ici, les morceaux étaient infini dénombrables, donc de mesure 0. Maintenant que l’axiome du choix a été utilisé, on se retrouve avec 4 morceaux qui permettent de reconstituer deux sphères, mais qui ne possèdent aucune mesure. Il est donc possible qu’en les associant deux à deux, ils forment des nouveaux morceaux de mesure strictement plus grande.

    Le paradoxe de Banach Tarski ne parle pas de la sphère, vide, mais de boules, pleines. Pour obtenir un découpage satisfaisant, il suffit de prendre non plus des points à la surface de la sphère, mais les rayons de cette boule. On obtient alors un découpage de la boule en 4 morceaux qui permettent de reconstituer par puzzle deux exemplaires identiques de cette boule.
J’avais pourtant parlé de 5 morceaux, et je n’en ai construit ici que 4. Il reste en effet un problème avec le centre de la boule, qui n’appartient pour l’instant à aucun des quatre morceaux. On va donc devoir extraire un cinquième morceau pour le combler. Pour cela, on considère un cercle à l’intérieur de la boule et qui passe par son centre, et on va y appliquer un tour de passe-passe façon hôtel de Hilbert pour combler le trou. Pour ce faire, nous avons besoin une nouvelle fois d’un angle irrationnel. Disons √200 °. Puisque √200 est un nombre irrationnel, répéter des rotations d’angle √200 ° ne fera jamais tomber deux fois sur le même point. Pourquoi ? Pour revenir à la position initiale, il faut que la somme des angles de rotation soit un multiple de 360 degrés; or avec un irrationnel, il est impossible d'obtenir un nombre rationnel par simple multiplication par un entier. Prenons justement l’ensemble des points du cercle obtenu à partir du point manquant en appliquant la rotation 1 fois, 2 fois, 3 fois etc. Cet ensemble est infini, il n’y a pas de dernier point. En procédant à une rotation de cet ensemble par un angle de -√200 °, le trou présent au centre de la boule sera comblé, sans qu’aucun autre trou n’ait été formé.
C’est donc cet ensemble de points qui vient former le cinquième morceau du découpage paradoxal de Banach et Tarski. 

    Il y a un dernier détail que je ne développerai pas, celui des points fixes des rotations qui rendent non unique l’adresse de certains points de la sphère. Prenons par exemple ce point là. En lui appliquant une rotation vers le nord, puis vers l’ouest, je reviens à mon point de départ. Il existe donc plusieurs façons différente d’adresser ce point, ce qui est problématique. Il y a une infinité dénombrable de points qui présentent ce défaut, mais on peut s’en débarasser sans augmenter le nombre de morceaux.
Bref, grâce à Banach, Tarski et à l’axiome du choix, on dispose d’un moyen mathématique et parfaitement défini de dupliquer des boules.

Après tout ça, on peut être tenté de complètement rejeter cet axiome qui met tellement à mal l’intuition première que l’on peut se faire des objets mathématiques. De nombreux débats ont eu lieu à ce sujet dans le milieu des mathématiciens au début du XXe siècle et ont donné naissance à plusieurs courants de philosophie mathématique. On peut citer par exemple l’intuitionnisme qui rejette tous les objets mathématiques qui ne sont pas préalablement construits explicitement. En particulier, les intuitionnistes n’acceptent ni les démonstrations par l’absurde, ni le principe du tiers exclus. La réalité des intuitionnistes est un peu plus complexe que cela, je préfère ne pas m'y étendre. Le point de vue se défend, mais cette position est malgré tout plutôt assez rigoriste.
Une autre démarche que l’on peut avoir face à un tel paradoxe est de se demander si celui-ci est réellement contradictoire. Bien sûr, il surprend l’intuition, mais il ne réfute sur aucun point le moindre autre théorème. En fait, cela a même été démontré en 1938 par Kurt Gödel, qui a prouvé que si les axiomes de la théorie ZF ne sont pas contradictoires les uns avec les autres, alors l’ajout de l’axiome du choix ne pourra pas y apporter de contradiction. Il n’y a donc pas d’argument purement mathématique qui permettrait de refuser cet axiome. Ajoutons également que la négation de l'axiome du choix n'entraine pas non plus l'apparition de contradictions dans la théorie ZF (Paul Cohen, 1963). On peut donc très bien vivre dans un monde mathématique où les choix sont impossibles (est-ce mieux ?...).
Il n’empêche que, aujourd’hui, l’utilisation de l’axiome du choix par les mathématiciens reste toujours sujette à caution. Il convient de préférer les démonstrations qui s’en passent et, si l’axiome semble inévitable, d’indiquer clairement aux lecteur dans quoi ils sont en train de s’embarquer. Plus de 100 ans après sa première formulation par Zermelo, force est de constater que l’axiome du choix et ses conséquences ont encore beaucoup de mal à passer...

FAQ :
-Le théorème fonctionne dans les autres dimensions ?
Oui, mais seulement à parti de la dimension 3. Il est impossible de dupliquer de la même façon des disques (dim 2) ou des segments (dim 1). Ce qui ne passe pas dans ces dimensions, c'est la première étape : impossible de trouver dans un disque deux rotations non commutatives.

- Le théorème fonctionne avec autre choses que des boules ?
Oui, tant que ce sont des objets de dimension 3, mais on ne pourra rien dire du nombre de morceux (si ce n'est qu'il est fini). Ainsi, il est exact de dire qu'il existe un moyen de découper un petit pois de façon à reformer à partir des morceaux quelque chose de la taille du Jupiter.

- Mézakwasasèr ?
En lui même, le théorème de Banach-Tarski n'a pas d'applications directes, mais il permet de bien comprendre pourquoi il faut faire attention à la façon dont on définit la notion de mesure. En ce sens, c'est surtout une curiosité de la théorie de la mesure. Il faut cependant bien comprendre ce théorème pour comprendre la nécéssité de définir scrupuleusement ce qui est mesurable de ce qui ne l'est pas. Il y a aussi, comme pour tous les paradoxes, des retombées philosophiques sur le sens réel que l'on donne aux objets mathématiques.

- L'axiome du choix a-t-il des applications concrètes ?C'est compliqué de dire ce qui en maths est "concret". En tout cas, ce théorème est à la base de deux théorèmes particulièrement important dans leur champ respectifs, le théorème de la base incomplète (en algèbre linéaire, qui dit que tout espace vectoriel admet une base) et le théorème de Hahn-Banach (en analyse fonctionelle). Ces deux théorèmes sont incontournables et, sans eux, on passe à côté de pas mal de choses. ^Les applications sont donc complètement théoriques, mais les théories qu'ils entraînent ont des applications bien réelles.

- Quel est l'anagramme de Banach-Tarski ?Banach-Tarski banach-Tarski (c'est une fautre professionelle de ne pas avoir intégré cette blague à la vidéo)

 


Sources :
Le paradoxe de Banach-Tarski, David madore. Une démonstration plus formelle du théorème
Le paradoxe de Banach-Tarski, Jonathan Muller
L'axiome du choix, Patrick Dehornoy
Le système Zermelo-Frankael, Patrick Dehornoy
La logique intuitionniste, Franck Wyven
Quelques théorèmes classiques qui sont des conséquences de l'axiome du choix, Alain Prouté
Irregular Webcomic, No 2339, David Morgan-Man
The Banach-Tarski Paradox, VSauce

Sur la décomposition des ensembles de points en parties respectivement congruentes , Stefan Banach et Alfred Tarski

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Commentaires
M
Bonjour, j'aimerais contacter Jérôme Cottanceau. Pourriez-vous me répondre par email, svp ?<br /> <br /> <br /> <br /> Merci !
Répondre
M
Brillant, comme toujours
Répondre
P
Comme «application» du théorème de Banach-Tarski, on peut parler de la théorie des groupes non-moyennables, et de leurs opposés : les groupes moyennables. Un joli morceaux de la théorie des groupes.
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