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Choux romanesco, Vache qui rit et intégrales curvilignes
13 août 2018

Les Figures de l'Ombre - Chouxrom Ciné Club #04

Un biopic hollywoodien pour mettre en lumière trois mathématiciennes noires de la NASA, c'est une excellente idée, mais il faut mettre des mathématiques dedans pour être crédible. L'est-ce ?... Voici un nouvel épisode du Chouxrom' Ciné Club.

 

CCC_Les_figures_de_l_ombre

 

 

 

Script + Commentaires

Je suis la toute première femme noire à avoir décroché un diplôme au cycle supérieur à l’Université de Virginie. Alors oui, ce sont des femmes qui font ce travail à la NASA, Mr Johnson, et ce n’est pas parce que nous portons des jupes, c’est parce que nous portons des lunettes. Bonne journée.

 

Au ChouxRom’ Ciné Club, on regarde des films de maths. Il y en a des bons, des moins bons, d’autres franchement horribles, et parfois, on tombe sur des perles rares.

 

Aujourd’hui, parlons de celui qui, parmis tous les films de maths, a obtenu le plus haut succès critique. Voici des figures de l’ombre, le biopic réalisé par Ted Melfi, avec Taraji Henson, Octavia Spencer et Janelle Monáe dans les rôles titres, ainsi que Kevin Costner,  Kirsten Dunst et Jim Parsons dans les rôles secondaires. Dans cette adaptation du livre Hidden Figures de Margot Lee Shetterly sorti en 2016, on retrace le parcours de trois mathématiciennes afro-américaine méconnues de la NASA, Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson.

Le film sort en France lors de la journée internationale des droits des femmes le 8 mars 2017, soit en même temps que le dernier volet de la franchise King Kong, ou qu’une comédie française sur le thème du baby phone. Il sera nominé aux oscars du meilleur film, meilleur second rôle masculin et meilleur scénario, mais repartira bredouille face à Moonlight.

 

Comme d’habitude, je ne dirai rien des qualités cinématographiques des Figures de l’Ombre. C’est un biopic, avec tous les défauts que l’on peut attendre d’un film de ce genre. Cela dit, je vous le recommande vivement si vous ne l’avez pas encore vu, pour son message féministe et antiraciste qui fait un bien fou. Parce que, oui, le film est avant tout un film politique sur la place des femmes et des noirs pendant la guerre froide, et c'est pour ça que le film a été acclamé par la critique. Néanmoins, je vais rester dans l’ordre factuel des choses : que valent les maths dans ce film ?

 

Les maths sont toujours fiables.

 

De quoi parle les figures de l’ombre ? Un petit résumé s’impose.

Le film nous conte le destin de trois grandes figures de l’histoire de l’aérospatial américaine : Katherine Johnson, Mary Jackson et Dorothy Vaughan, entre 1961 et 1962 alors que les Etats-Unis appliquent leur politique de ségrégation raciale. Ce sont des femmes, et elles sont noires, autant dire que les portes ne leur seront pas vraiment ouvertes.

Tout d’abord, Dorothy Vaughan. Elle est officieusement superviseure de la section ouest des calculatrices, la section chargée d’effectuer les calculs tant que l’informatique n’existe pas encore, au détail près que celle-ci est réservée aux mathématiciennes noires. Elle cherchera à devenir officiellement superviseure, malgré les refus de sa hiérarchie incarnée par Vivane Mitchell, et devra se battre contre l’arrivée de l’informatique qui menace son travail.

Ensuite, Mary Jackson, qui travaille comme calculatrice dans la section de Vaughan. Elle est invitée à assister l’ingénieur Karl Zielinski sur un projet dans une soufflerie, qui lui conseille de suivre les cours pour devenir elle aussi ingénieure, et ça, malgré les lois qui empêchent les femmes noires d’obtenir un tel diplôme.

Enfin, Katherine Goble, qui deviendra Katherine Johnson au cours du film, est aussi calculatrice dans la section de Vaughan. Elle rejoindra très vite le groupe de travail spatial, sous les ordres de Al Harrison et la supervision de Paul Stafford, dans lequel elle devra faire ses preuves, notamment durant la mission Mercury afin d’envoyer pour la première fois un américain en orbite, John Glenn.

L’histoire racontée par le film est basée sur une histoire vraie, puisque, spoiler, Dorothy Vaughan deviendra la première femme noire à être superviseure à la NASA, Mary Jackson la première femme noire ingénieure à la NASA, et Katherine Johnson assurera avec succès la vérification des calculs de trajectoires pour la mission Mercury. Le livre de Shetterly parle aussi de la mathématicienne et ingénieure Christine Darden, première afro-américaine à décrocher un poste de direction à la NASA, mais elle restera une figure de l’ombre des Figures de l’Ombre.

 

Avant de parler des mathématiques du film, j’aimerais m’arrêter quelques instant sur le côté basé sur des faits réels. Le réalisateur a pris quelques libertés par rapport à la réalité. Enfin, a pris beaucoup de liberté. Déjà, la moitié des personnages du film ont été créé de toutes pièces. Bien sûr, Katherine Johnson, Mary Jackson et Dorothy Vaughan ont bel et bien existé, bien qu’elles n’aient probablement jamais travaillé ensemble. Le personnage de Al Harrisson, occupe la fonction de Robert Gilruth, chef du groupe de travail spatial à partir de 1958. Karl Ziellinski, mentor de Mary Jackson dans le film, est inspiré très largement de Kazimierz Czarnecki, son mentor dans la réalité. Enfin, Paul Stafford et Viviane Mitchell n’ont jamais existés, ils sont plutôt un patchwork des membres de la NASA de l’époque, l’un représentant le sexisme ambiant, et l’autre le racisme. Sans doute cela faisait mauvais genre de faire incarner ces valeurs par des personnages ayant réellement existé.

L’autre point important à rappeler pour ne pas confondre ce film avec un documentaire est dans la chronologie des faits. L’histoire se déroule entre 1961 et 1962, pourtant 80% de ce qui est montré à l’écran ne s’est pas vraiment passé durant ces deux années. Ainsi, Dorothy Vaughan devient officiellement superviseure de l’unité de calcul de la zone ouest en 1949, soit 12 ans avant les évènements du film. Elle devient ainsi la première afro-américaine, et l’une des premières femmes à obtenir cette fonction. D’ailleurs, en 1949, la NASA ne s’appelait pas encore NASA mais NACA, puisqu’il n’était pas encore question de spatial. Elle rejoindra le département informatique en 1958, soit 4 ans avant ce qui est présenté dans le film. Mary Jackson, quant à elle, a bien travaillé dans le département de Vaughan, mais entre 1951 et 1953, avant de collaborer avec Czarnecki. Elle sera officiellement ingénieure à partir de 1958. Enfin, Katherine Goble travaille dans l’unité de Vaughan à partir de 1952, et rejoindra le groupe de travail spatial à partir de 1958. D’ailleurs, elle se marie et prend officiellement le nom de Katherine Johnson en 1957, pas en 1962.

Le premier vol orbital habité s’est bien déroulé en 1962, et John Glenn a bien demandé à ce que ce soit Johnson personnellement qui s’assure de vérifier manuellement les calculs. Cependant, elle n’a pas fait ce travail en quelques heures comme on le voit à l’écran, mais plutôt en quelques jours. Même s’il est vrai que les calculatrices ne signaient pas leur rapports, Katherine Johnson signait de son nom les siens bien avant cette mission.

Le dernier point un peu plus contestable, c’est cette histoires de toilettes réservées aux personnel noir. Elles ont parfaitement existé avant 1958, mais en réalité, Katherine Johnson n’a jamais eu à en souffrir dans le cadre de son travail, puisqu’elle utilisait sans sourciller celles réservées aux blancs. En fait, celle qui devait faire des aller-retour entre les différents bâtiments n’est pas Katherine Johnson mais plutôt Mary Jackson.

Bref, beaucoup de raccourcis ont été faits, ce qui est dommage mais compréhensible quand on cherche à résumer plusieurs décennies en un film de deux heures.

 

Un seul consultant mathématique apparait au générique, il s’agit de Rudy Horne, mathématicien et professeur au Morehouse College, à Atlanta. On lui doit quelques dialogues technique entendu dans le film, notamment cette histoire de méthode d’Euler sur lequel je reviendrai. Bien que ce n’est pas lui qui a écrit les équation visibles sur les très nombreux tableaux dans le film, il a été chargé de vérifier qu’elles étaient bien raccord avec ce qui se faisait à la NASA dans les années 50 et 60. Taraji Henson, qui joue Katherine Johnson, rédige quelques équations à l’écran. L’une des tâches de Horne a en effet été de lui enseigner les rudiments des mathématiques afin de pouvoir lire, écrire et comprendre les calculs qu’elle sera amenés à produire. Rudy Horne ne fait aucun caméo dans le film, mais on peut malgré tout repérer son écriture dans l’une des premières scènes du film.

 

Parlons justement de cette scène. On y rencontre Katherine alors âgée de 8 ans, dans une classe d’élèves visiblement plus vieux. Son professeur lui demande de venir résoudre une équation au tableau. Il s’agit d’une équation produit de deux équations du second degré, le genre que l’on retrouverait en France à un niveau de première, soit vers à peu près 16 ans.. Katherine résout l’équation en la factorisant, la méthode est calculatoire mais tout à fait classique, d’autant que la rédaction présentée est correcte, et la justification orale est tout à fait juste. Bref, la scène est vraisemblable, et si l’idée était de montrer que Katherine est une élève surdouée, la mission est validée.

 

Ce n’est pas le seul tableau que l’on croise. On compte dans le film plus d’une vingtaine de scènes où l’on peut voir des équations ou des calculs en arrière plan. Ça donne, si j’ai bien compté, plus de 40 tableaux noirs visibles à l’écran, autant dire tout de suite que je ne vais pas essayer de comprendre ce que tous veulent vraiment dire, d’autant que la plupart sont complètement illisibles. En tout cas, et contrairement à d’autres films, ce que l’on peut lire sur les tableau ne semble pas être un assemblage de symboles dénué de sens. Regardons tout de même un peu plus attentivement les deux tableaux qui mettront Katherine sur les devants de la scène.

 

Le premier, c’est celui que Katherine écrit dans l’indifférence générale sur le grand tableau de la salle de travail. À ce moment du film, elle travaille sur le projet Mercury, dont l’objectif est d’envoyer un homme américain dans un premier temps dans l’espace, puis à terme en orbite. La mission Mercury-Redstone est celle qui enverra Alan Shephard dans l’espace. Alors que son travail était de faire une vérification superflue de calculs pour la fusée Redstone à partir de documents censurés, elle décide de faire autre chose. Un bon gros calcul qui semble particulièrement fascinant aux yeux de ses collègues. Sur la partie haute du tableau, on peut lire des données de la fusée Redstone, données qui disparaissent entre le moment où elle écrit et celui où elle a finit d’écrire, merci Michel. Sur la partie basse, il y a l’énorme calcul. Que raconte-t-il exactement ? Eh bien, c’est difficile à dire puisque le film ne nous donne pas vraiment de contexte. Il est seulement dit que cette formule implique que la fusée Redstone ne peut pas soutenir un vol orbital. Bref, détaillons un peu la formule en question. J’espère que les physiciens corrigeront les approximations que je m’apprête à dire. Nous avons un calcul dans lequel apparaissent 5 constantes : m qui est une masse, v une vitesse, T qui semble être la poussée d’une fusée et k un coefficient de frottement. Le nombre 0.00981 qui apparait dans les calculs est la valeur de l’accélération de la pesanteur. On a donc la formule y = m/2k ln(mg+kv² / mg) - m/2k ln(T-mg-kv² / T-mg). La partie gauche du calcul correspond à la hauteur maximale atteinte par un projectile de masse m lancée vers le haut à une vitesse initiale v, et soumise à des frottements proportionnels au carré de la vitesse. Pour le membre de droite, je n’ai pas réussi à déterminer son sens, mais la formule étant homogène, je suis prêt à parier qu’elle a bien un sens.

Après un peu plus de recherches (merci Brusicor), cette partie de la formule correspond par la hauteur atteinte par la fusée durant la première phase de son ascension, quand elle a encore du carburant à bruler pour augmenter sa vitesse.

Ce que l’on peut facilement faire, par contre, c’est vérifier que le calcul donne bien 3059 km. Malheureusement, ce n’est pas l’avis de ma calculatrice. Bref. Cependant, le calcul de Katherine donne le bon ordre de grandeur, puisqu'elle trouve 3059 au lieu de 3133. L'erreur n'est que d'un oeu plus de 2%, ce qui est correct vu la complexité du calcul. En fait, on ne demande pas à une calcculatrice humaine de faire des calculs exacts, un résultat comme celui qu'elle a trouvé est suffisant. Il est cependant dommage que le résultat écrit au tableau ait autant de chiffres significatifs.

Un point intéressant pour comprendre la scène, c’est la valeur des constantes. Ce qui pèse 118 tonnes, ce n’est pas la fusée Redstone sur lequel devrait travailler Katherine Gobble, mais la fusée Atlas, celle qui enverra John Glenn en orbite l’année suivante. L’utilisation de la fusée Atlas est classifiée top secret pour Katherine, d’où la surprise de l’ensemble de ses collègues, et la mise au point face à sa hiérarchie dans la scène qui suivra. Bref, même si je ne comprend pas complètement l’équation, et que le calcul n’est pas tout à fait juste ce qui est logique pour un calcul sensé être fait de tête, je valide cette scène.

 

L’autre scène importante qui voit Katherine prendre la craie est celle de la réunion du Pentagone. L’ordre du jour est de préparer la trajectoire de John Glenn et de sa capsule Friendship 7, dans le cadre de la mission Mercury-Atlas 6. Après s’être battue pour pouvoir assister à cette réunion, ce qui est historiquement correct, on lui demande de calculer les coordonnées de la zone d'amerrissage de la capsule. Elle s'exécute, devant le regard incrédule de l’assemblée composée d’hommes blancs. Je passe sur les faux raccords qui laissent imaginer combien de fois Taraji Henson a dû écrire tout ça. Déjà, on a les données, 2990 miles, soit la distance entre la désorbitation et le point d'atterrissage et 17 544 miles à l’heure, soit la vitesse initiale, convertie correctement en pieds par secondes. De quelle vitesse initiale on parle, la question est ouverte.

Le calcul suivant, c’est une conversion en radian de l’angle de descente, de 46.56°. Là encore, pas d’erreurs de calculs.

La formule qui suit, R = V² sin(2y) /g, c’est la formule qui donne la portée d’un projectile lancé depuis le sol à une vitesse v et un angle y. Voir le commentaire de PIXELL57 pour une démonstration de ccette formule. Et c’est là que je ne comprends pas pourquoi cette formule est utilisée, puisque je croyais que quand une capsule quitte son orbite, elle n’est pas au niveau du sol, mais un peu plus haut dans l’espace. Je me trompe peut-être, mais je crois que cette formule n’a pas sa place dans une réunion sérieuse au Pentagone. D’autant que Katherine annonce un résultat de 20 530 372 pieds, ce que ma calculatrice ne confirme pas. Elle trouve 20 530 372 au lieu de 19 959 847, soit une erreur de moins de 3%. Le calcul est donc correct Sa conversion en miles est d’ailleurs elle aussi incorrecte. Elle trouve 2990 au lieu de 3888. L'erreur est de 30%, ce qui n'est pas justifiable. Je commence à douter de ses compétences en calcul, en fait. Cela dit, l’assemblée semble conquise, ces calculs faux ont fait le job.
Notons que dans cette scène, les calculs sont fait en utilisant les unités impériales (pieds, miles, etc.), alors que dans la scène précédente, les calculs sont faits en unité SI. Mon hypothèse : la scène précédente se pase au centre de calcul spatiel, le public de Katherine est un public de scientifiques, alors que cette scène se passe au pentagone, le public est militaire..


Vos calculs me plaisent.

 

Enfin, terminons par l’une des scènes clés du film, lorsque le groupe de travail spatial est confrontés à un problème de calcul de trajectoire, toujours dans le cadre de la mission Marcury-Atlas 6. Pour revenir sur la terre, la capsule doit passer d’une trajectoire elliptique, celle de l’astronaute en orbite autour de la Terre, à une trajectoire parabolique. Les schémas sur le tableau sont d’ailleurs raccord avec la question, bien que les équations me sont tout à fait incompréhensible. La question est de savoir à quel moment précis il faut ralentir la capsule pour basculer d’une trajectoire à l’autre, ce qu’ils appellent le point de Go / No Go.

Katherine Goble a alors une idée brillante : il faut utiliser la méthode d’Euler.

 

La méthode d’Euler ? Ouais. Mais c’est archaïque. Mais ça fonctionne ! Ça fonctionne numériquement !

 

C’est très ancien, mais c’est très efficace. Pour le côté ancien, on est d’accord, puisque la méthode d’Euler a été mise au point par Leonhard Euler en 1768. Pour le côté efficace, là, c’est autre chose. Il faut déjà comprendre ce qu’est cette méthode, et à quoi elle peut servir. Il s’agit d’une méthode numérique, c’est à dire, un marche à suivre  qui permet de résoudre un problème mathématique de façon approchée, lorsque les méthodes exactes sont trop longues à mettre en place, ou tout simplement impossible. Plus précisément, la méthode d’Euler permet de résoudre numériquement et de façon approchée des équations différentielles ordinaires, c’est à dire des équations dont l’inconnue n’est pas un nombre, mais une ou plusieurs fonctions. Une équation différentielle fait alors intervenir la fonction, sa dérivée, et éventuellement d’autres dérivées.

Pour essayer de comprendre tout ça, prenons un exemple qui n’a absolument rien à voir avec Katherine Johnson, ni avec la conquête spatiale, ni même avec la physique. Parlons plutôt écologie, et le modèle de Lotka-Volterra, un système d’équations différentielles incontournable utilisé pour la première fois en 1910 par Alfred Lotka pour modéliser des réactions chimiques, puis adapté à la biologie dans les années 20 par Vito Volterra. Il est question de proie, disons des lièvres, et de leurs prédateurs, les lynx. Ces deux espèces se partagent un même milieu, et la question qui trotte dans la tête de tous les bio-mathématiciens et bio-mathématiciennes, c’est de prédire comment vont évoluer ces populations en fonction du temps. L’idée, c’est que plus il y aura de lièvres, plus il y aura de lynx, mais beaucoup de lynx impliquent de moins en moins de lièvres, entrainant la disparition des lynx, entrainant à nouveau la prolifération des lièvres, et ainsi de suite.

Mettons tout ça en équation. Posons lièvre(t) la taille de la population de lièvres en fonction du temps, et lynx(t) celle des lynx. Disons que les populations sont données en milliers d’individus, et l’unité de temps est l’année. Pour poser les équations, on va raisonner en mathématicien, et fixer des conditions simplistes.

La première supposition, c’est que les lièvres ont un accès illimité à de la nourriture. Si on oublie temporairement les prédateurs, la croissance de leur population dépendra donc directement de leur nombre. Traduisons ça en équation. La croissance de la population des lièvres, c’est la dérivée de la fonction lièvre, notée lièvre’(t), ce qui correspond au nombre de nouveaux lièvres par unité de temps. Notre hypothèse, c’est que cette dérivée est proportionnelle au nombre de lièvres. Le coefficient a, c’est ici le taux de reproduction des lièvres, que l’on supposera constant. Remettons maintenant les prédateurs dans l’équation, les seuls qui peuvent diminuer le nombre de lièvre, et ce d’autant plus vite qu’ils seront nombreux. On doit donc retirer à la croissance des lièvres un nombre proportionnel au nombre de lièvres et de lynx. Le coefficient b, c’est le taux de mortalité des lièvres dû aux prédateurs.

Pour ce qui est des lynx, l’étude est équivalente, et on obtient une équation similaire.

On suppose, en mettant temporairement de côté la mort naturelle des lynx, que leur croissance est proportionnelle au nombre de lièvre et de lynx, d'où lynx'(t) = c lièvre(t) lynx(t). Le coefficient c est ici le taux de reproduction des lynx grace aux lièvres. On supposera enfin que les lynx mourront d'autant plus vite qu'ils sont nombreux, il faut donc retirer à la croissance lynx'(t) un nombre proportionnel au nombre lynx. On retire donc d lynx(t). Le coefficient d, c'est le taux de mortalité des lynx.

On obtient donc le système d'équations :

lièvre'(t) = a lièvre(t) - b lièvre(t) lynx(t)

lynx'(t) = c lièvre(t) lynx(t) - d lynx(t)

Le couple d’équations différentielles que l’on obtient, ce sont les équations de Lotka-Volterra, qui modélise l’évolution d’un système proie-prédateur, et ce de façon si simpliste que cela ferait bondir n’importe quel biologiste. Simplifions encore, en fixant les paramètres à des valeurs précises : on va prendre 0.5 pour a et b, et 0.25 pour c et d. On supposera que la population initiale de lièvres compte 1200 individus, et celle des lynx en compte deux fois moins. Ces nombres sont tout à fait arbitraires.

Bref, on a des équations, et il faut les résoudre, c’est à dire, trouver les fonctions lièvres et lynx qui vérifient les deux équations.  Le soucis, c’est que ces équations sont impossibles à résoudre de façon exacte, on ne pourra pas trouver d’expression explicites pour les fonctions lièvres et lynx. La théorie des équations différentielles permet quand même de dire des choses intéressantes, notamment que des solutions existent, et que celles-ci sont périodiques, ce qui implique que les population ne dépasseront jamais un certain seuil.

Maintenant que l’on a fait le deuil d’une solution exacte, on va quand même chercher de manière approchée à quoi pourraient ressembler ces fonctions. Pour cela, et c’est là où je voulais en venir, on va utiliser la fameuse méthode d’Euler, historiquement la première méthode numérique qui permet de résoudre une équation différentielle de manière approchée.

L’idée est la suivante : on va se fixer un pas, disons 6 mois pour commencer, et on va faire comme si les dérivées, c’est à dire les vitesse de croissance que l’on calcule avec les équations, ne changeaient que tous les 6 mois. Dans notre exemple, les valeurs initiales des fonctions lièvre et lynx sont 1.2 et 0.6. On peut alors calculer les valeurs initiales des dérivées. Pour lièvre’(0), on trouve 0.24 milliers de lapins par an, et pour lynx’(0), on trouve 0.03 milliers de lynx par ans. Normalement, ces valeurs correspondent à l’évolution des populations uniquement à l’instant 0, mais la méthode d’Euler implique de considérer ces évolutions comme constantes pendant la durée sélectionnée, et c’est en ça qu’il s’agit d’une méthode approchée et non exacte. On va donc supposer que, pendant 6 mois, les lièvres augmentent de 0.24 milliers par ans, et les lynx de 0.03 milliers par ans. On a donc maintenant une valeur approchée du nombre de lièvres et de lynx après 6 mois : 1320 lièvres et 615 lynx. Poursuivons. Les équations différentielles nous permettent à présent de calculer maintenant les dérivées au temps t=0.5, ce qui nous donne le nombre d’animaux après 1 an, un nombre encore plus imprécis que le premier. On peut alors poursuivre les calculs, ce qui nous permet d’obtenir les fonctions recherchées : le nombre de lièvres et de lynx en fonction du temps sur une période de 50 ans.

On constate alors que le modèle correspond assez bien aux observations : le nombre de lièvres et de lynx a un comportement périodique, et les trajectoires des courbes sont similaires, avec un retard d’environ 3 ans. À en croire ces courbes, les populations de lièvres deviendront de plus en plus grandes au fil des années, ce qui est incompatible avec la théorie, leur nombre devrait être bornée. Ces courbes que l’on a obtenu sont grossièrement fausses, et c’est l’un des problèmes de la méthode d’Euler, son instabilité. Le pas de 6 mois que l’on a choisi pour appliquer la méthode est manifestement trop grand. Ce qu l’on peut faire pour résoudre le problème, c’est prendre un pas plus petit, comme un mois ou un jour. Avec un tel pas, la courbe obtenu est plutôt fiable, mais elle a demandé beaucoup trop de calculs. En pratique, pour résoudre numériquement une équation différentielle, on utilise rarement la méthode d’Euler qui possède beaucoup de défauts pour peu de qualités, et on lui préfère ses nombreuses variantes. Bref, Il est assez improbable que la méthode d’Euler soit vraiment utilisée pour faire des calculs précis de trajectoires de fusées.

Heureusement, le film rectifie tout de suite ce problème. Quand on voit Katherine se renseigner dans un livre sur la méthode d’Euler, elle ouvre sur la page détaillant la méthode d’Euler modifiée, et on devine sur la page suivante les bien plus efficaces méthodes de Runge-Kutta. Je suis rassuré, personne ne sera envoyé en orbite avec des calculs utilisant des méthodes numériques pas tout à fait fiables.

 

J'ai finalement très peu parlé de Mary Jackson ni de Dorothy Vaughan. Pour Mary Jackson, la seule scène où on la voit faire facce à des équations est la scène où elle prend ses cours du soir pour devenir ingénieure. On peut y voir l'équation de Shrodinger, il s'agit donc de physique quantique, sur laquelle je ne peux pas raconter grand chose. Pour ce qui est de Dorothy Vaughan, aucune scène ne la montre en train de faire des maths, mais plutôt de l'informatique. Rien de concret n'est présenté, on la voit simplement lire des livres sur le langage FORTRAN, et manipuler des ordinateurs.

 

Finalement, malgré les erreurs de calculs et les formules étranges, je ne peux malgré tout pas en vouloir au film. Les formules écrites sur les tableaux ne sont pas faites pour être compréhensibles, et personne de normalement constitué n’a le temps de sortir sa calculatrice pour en vérifier l’exactitude. En revanche, les passages mathématiques qui sont fait pour être compris sont irréprochables, lorsque Katherine Goble explique l’intérêt de la méthode d’Euler ou que Paul Stafford explique le Go/ No Go. De toutes façons, l’objectif de ces scènes, c’est de décrire le travail des mathématiciens et mathématiciennes pendant la course à l’espace, et ça, et bien, c’est parfaitement réussi.

 


Sources :
Thread de Florence Porcel sur la rigueur historique du film
Hidden Figures, History vs Hollywood
Hidden Figures, Imdb
Exploring the Math in 'Hidden Figures', Inside Science
Bio de Rudy Horne, Chicago Sun Times
Ballistique, trajectoire d'un projectile, Serge Etienne
Rocket Equations Quick Reference
Analyse des équations de Lotka Volterra, Wikiversity

Les articles de Katherine Johnson : Determination of azimuth angle at burnout for placing a satellite over a selected Earth position, The orbital behavior of the Echo I satellite and its rocket casing during the first 500 days, Approximate solutions for flight-path angle of a reentry vehicle in the upper atmosphere

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